Les prix littéraires : construire la littérature, soulager le public

Dans leur ensemble, les prix littéraires constituent ce qu'on appelle une institution, dont la fonction primordiale consiste à contribuer à la (re)production de ce champ du social qui s'appelle « littérature » – car, en effet, la littérature ne naît pas d'elle-même. Elle est, au contraire, une toile qui ne cesse d'être tissée (et défaite, pour pouvoir être re-faite) par d'innombrables actions humaines. À quoi sert cette activité frénétique ? Et, plus précisément : à quels besoins répondent les prix littéraires ? Ce texte vise à livrer quelques bribes de réponse.

Sortir de l'impasse

livres

Le public littéraire se trouve confronté à cette vaste masse de nouvelles publications qui, toutes, se  prétendent « Littérature ». Cette masse n'est pas indistincte : une hiérarchie s'impose immédiatement. Il est clair que les textes publiés par des auteurs renommés, par des éditeurs prestigieux se trouvent d'emblée dans une position privilégiée. Toutefois, un travail important de tri et de classement reste à faire.

Dans ce contexte, il faut rappeler une vérité importante : contrairement à ce que l'on croyait par le passé, une œuvre ne possède ni sa « littérarité » ni sa qualité littéraire comme propriétés inhérentes, qu'il s'agirait donc de dé-couvrir. En variant la célèbre boutade de Lacan, on pourrait dire : il n'y a pas de relation littéraire, pour souligner que la relation entre lecteur et texte n'est jamais donnée de façon naturelle et spontanée. Elle se construit, à travers l'attribution des propriétés précitées à des textes qui se présentent.

Ce processus a toujours lieu sur un fond d'indécidabilité, précédant toute attribution. Même si le lecteur ne s'en rend pas nécessairement compte, se confronter à des textes littéraires implique toujours s'exposer à cette indécidabilité. En faire l'expérience est bien déplaisant, car se trouver dans - ou se sentir menacé par - l'impasse du "que faire ?" produit de l'angoisse.

Pour que le système littéraire fonctionne de façon satisfaisante, il s'agit donc de trancher, de distinguer ce qui valable de ce qui ne l'est pas, d'établir un ordre fondé sur des frontières apparemment claires et stables. Et c'est évidemment ici que les prix littéraires entrent en jeu. Un prix littéraire, c'est un des outils dont le système littéraire dispose pour aider le lecteur à sortir de son impasse - à effacer l'espace vertigineux de l'indécidabilité. Dès que le jury a tranché, les questions troublantes qui s'imposent au sujet des distinctions à opérer entre les ouvrages peuvent être mises entre parenthèses. Le jury nous délivre.

Produire des croyances

Pour que cette délivrance se réalise, il est indispensable que les prix littéraires s'assortissent de la croyance qu'ils produisent de la vérité. Dans le champ social du littéraire, les jurés des prix littéraires se rangent parmi ceux qui sont supposés savoir ce que sont la littérarité et la qualité littéraire. C'est donc à eux que nous pouvons commodément déléguer notre propre quête à la recherche du savoir littéraire, pour que nous puissions nous investir dans d'autres besognes. L'idée que de tels sujets « savants » existent appartient à ce que l'on peut, avec  le poète américain Wallace Stevens, appeler les « fictions nécessaires » de notre société.

Dans le contexte des prix littéraires, cette conviction nous met en mesure de faire comme si le caractère littéraire d'un texte ainsi que ses qualités « esthétiques » n'étaient pas attribués, mais intrinsèques. Cela nous permet de nous simplifier la vie et de déclarer : "le roman X est le meilleur de 2009" -  plutôt que de dire : "le roman X est couronné de prix Y, suite à une décision contingente prise par un jury composé de a, b, c et d, c'est-à-dire par quatre acteurs particuliers, historiquement situés".

Cependant, nos croyances dans le savoir des jurés s'avèrent bien souvent profondément ambivalentes. Au fond, nous savons très bien que les juges littéraires n'incarnent pas un savoir divin. Cependant, cela reste généralement sans effets pratiques : notre attitude par rapport aux verdicts des « sujets supposés savoir » prend la forme de la dénégation fétichiste : je sais très bien que ..., mais tout de même ... Ou bien, plus concrètement : nous savons très bien que les jurés sont des êtres humains faillibles, des acteurs partisans qui prennent la défense d'un point de vue partiel et même douteux (un programme littéraire bien particulier, des sympathies personnelles,...), mais nous continuons à agir comme s'ils étaient des acteurs universels, porteurs d'un savoir réel et incontestable.

Sur le plan théorique, nous ne sommes donc pas dupes du tout - mais cela ne fait aucune différence pratique. En ceci, le fonctionnement des prix littéraires nous apporte un bel exemple du mécanisme à travers lequel l'idéologie nous saisit : nous agissons comme si nous croyions à sa vérité. Le scepticisme des sujets saisis par une idéologie ne porte donc pas nécessairement atteinte à l'efficacité de celle-ci. Cela explique pourquoi il est tellement difficile de se battre contre les leurres de l'idéologie en général - et contre l'ordre qu'instaurent les prix littéraires et les autres institutions littéraires en particulier.

Déléguer la jouissance

En tant que lecteurs, nous déléguons aux jurés non seulement notre savoir, mais également notre jouissance. Pour expliquer cela, il suffit de regarder de plus près un phénomène que nous connaissons de la culture populaire : le canned laughter (les « rires en boîte ») dans les sitcoms.  Le bon fonctionnement du procédé repose sur le principe de l'interpassivité : après une longue journée de travail, nous voilà affalés dans un fauteuil, trop fatigués pour prendre du vrai plaisir aux situations comiques qui se jouent devant nos yeux. Afin de nous soulager, nous dit le célèbre psychanalyste Slavoj Žižek, c'est l'émission même qui prend en charge cette tâche, en riant pour nous.

De la même façon, un livre couronné n'a plus besoin d'être réellement savouré, puisque cela a déjà été fait pour nous - par les membres du jury, par les médias qui diffusent leur rapport. La jouissance, pourrait-on dire, est autre part, au dehors - et généralement, cela nous suffira sans problème. En fait, cela nous arrange, car le « travail de jouissance » effectué par le jury nous permet de lire le texte consacré sans qu'il nous oblige trop - sans qu'il nous englobe dans une jouissance épuisante, troublante, dangereuse - et de dire après coup, sans pour autant mentir, qu'il nous a procuré un vrai plaisir.

Cette délégation fantasmatique de la jouissance peut d'ailleurs aider à expliquer l'animosité envers les jurés que l'on constate si souvent dans les commentaires entourant les prix littéraires. Les membres du jury, n'ont-ils pas un accès privilégié à la jouissance dont nous ne disposons pas ? N'est-ce donc pas eux qui doivent être tenus responsables de notre propre manque de jouissance en littérature (et ailleurs) ? Cette même perspective peut nous aider à comprendre un autre phénomène encore : le fait que les prix littéraires semblent être indissociablement liés aux scandales, et que ceux-ci ne ternissent nullement le blason des prix - au contraire même : ils contribuent à leur donner une aura bien particulière, à renforcer la fascination qu'ils exercent sur nous. Cette faim de scandales dont nous faisons preuve, ne porte-t-elle pas témoignage, elle aussi, du fait que notre regard fasciné s'est fixé sur une image parfaitement fantasmatique des jurés ? Une image, notamment, du jury comme un cercle d'initiés profitant d'une jouissance inouïe, sans limites et définitivement inaccessible à nous, qui sommes malheureusement condamnés à rester dans les bornes de la bonne conduite ?

Faire gagner du temps

Dans son œuvre clef Le différend, qui est toujours d'une actualité surprenante bien qu'elle date d'il y a un quart de siècle, le philosophe Jean-François Lyotard avance la thèse que, dans nos sociétés contemporaines, le « genre » prépondérant est le genre économique, qui est régi par l'impératif : « Gagne du temps ! » (car le temps, on le sait, c'est de l'argent). Si cet impératif se fait sentir dans le champ du littéraire, qui s'organise sans cesse en opérant des choix (et en annulant d'autres), il doit s'y traduire logiquement comme : « Fais tes choix, et fais-les sans tarder. »

Est-ce un hasard  que, dans un tel contexte, les prix littéraires se multiplient ? En 2005, le professeur de littérature anglaise Louis Menand observait dans le New Yorker : « le nombre de prix littéraires augmente plus rapidement que le nombre de livres publiés » - un constat qui s'étend sur la plupart des littératures occidentales. Quand il s'agit de trancher rapidement, les prix n'ont pas d'égaux, car ils nous offrent des décisions toutes faites. À cet égard, ils se montrent infiniment supérieurs à cette autre institution littéraire qui s'occupe du tri de ce qui se présente comme littérature : la critique littéraire.

Cette dernière (il ne faut pas se le cacher) est intolérablement lente et chronophage. Elle exige que nous prenions connaissance des argumentations  qu'elle développe dans les comptes rendus, les débats, les polémiques, et les conclusions auxquelles elle nous amène à la fin d'une longue lecture fastidieuse sont souvent assez équivoques et floues. Elle nous fait donc perdre du temps avant que nous puissions conclure, si conclusion véritable elle nous offre. Force est de constater que, par opposition aux prix littéraires, la critique littéraire connaît un déclin marqué ces derniers temps. Cette évolution se manifeste pour l'instant de façon plus aiguë dans les littératures occidentales petites et moyennes que dans les grandes - mais il fait peu de doute que ces dernières emboîteront le pas. Il est peut-être trop risqué de suggérer que les deux institutions littéraires, les prix et la critique, sont à considérer comme des vases communicants, mais si la thèse de Lyotard est valable, il doit y avoir un lien entre l'essor de l'un et le recul de l'autre.

 

Erik Spinoy
Octobre 2009

crayon

Erik Spinoy enseigne la littérature néerlandaise et la théorie littéraire à l'Université de Liège. Ses recherches portent, entre autres, sur les prix littéraires.