Quelle vie après le Goncourt ?

Ils sont des dizaines à en rêver chaque année pour un seul élu. De tous les prix littéraires, le Goncourt, attribué pour la première fois en décembre 1903, reste le plus prescripteur. Venant le plus souvent couronner un roman déjà plébiscité par les lecteurs, ses ventes dépassent, à quelques très rares exceptions près, les deux ou trois cent mille exemplaires, quelques-uns atteignant même le million. Mais quelles en sont les conséquences sur les lauréats ?

goncourt

« Fondamentalement, le Goncourt n'a pas changé ma vie. Il m'a donné la possibilité de vivre de ma plume. Mais c'est une tentation à laquelle je n'ai pas cédé, car j'aime conserver une autre activité », écrit dans son livre de souvenirs paru l'an dernier, Un léopard sur le Garrot (Gallimard), Jean-Christophe Rufin, lauréat surprise en 2001 avec Rouge Brésil publié chez Gallimard, éditeur déjà récipiendaire du prix l'année précédente avec Ingrid Caven de Jean-Jacques Schuhl. À l'époque, ce médecin venu de l'humanitaire était l'auteur de trois romans dont l'un, Les causes perdues, avait reçu l'Interallié. « Il m'a assuré un lectorat, poursuit-il. Mais je me suis gardé de le cultiver comme un petit jardin en publiant toujours les mêmes livres, si bien que je ne sais plus aujourd'hui ce qu'il me reste du capital de départ. Il m'a installé dans le paysage de l'édition mais n'a pas changé ma position dans le monde des lettres, où je reste un marginal. » Ce qui n'a pas empêché ce nouvel ambassadeur de France au Sénégal de briguer, après deux autres romans, l'Académie française où il a été élu en 2008 au fauteuil d'Henri Troyat (et où il a été rejoint au printemps dernier par le Goncourt 2005, François Weyergans).

Si le « roi des prix » permet d'être, sur le plan matériel, tranquille pour un temps, il n'est pourtant pas toujours gage de sérénité. Être couronné trop tôt n'est en effet pas sans risque. L'exemple le plus célèbre reste Jean Carrière, dont L'Épervier de Maheux, vainqueur en 1972, figure, avec plus de 800 000 exemplaires vendus dans les mois qui ont suivi sa sortie (près de 2 millions au total), l'un des plus gros Goncourt. « Une fois que j'eus rassemblé tout le matériel nécessaire à l'élaboration d'un roman, je fus épouvanté de constater que je ne pouvais écrire une ligne qui ne me parût indigente », écrira-t-il quinze ans plus tard dans Le Prix d'un Goncourt. Souffrant de « l'enfermement dans le succès d'un livre, un livre qui me collait à la peau comme un label dont je n'étais pas prêt d'être débarrassé ». Ce Nîmois qui n'était pas du sérail et vivait loin de Paris a mis six ans avant de pouvoir écrire un nouveau roman. « Je n'avais qu'une envie, note-t-il encore, me terrer dans mon trou et me taire. »

Si le cas de Jean Carrière est exceptionnel, il n'est pas isolé. Jean-Louis Bory, couronné à 26 ans en 1945 avec Mon village à l'heure allemande, a mis vingt ans avant de se « remettre » du Goncourt. Et Paul Colin, lauréat cinq ans plus tard pour Les Jeux sauvages, bien oublié aujourd'hui, n'a ensuite publié qu'un seul livre, en 1959.

Alors que ces trois écrivains étaient des inconnus subitement projetés sous les feux de l'actualité, Henri Troyat, lauréat en 1938 pour son cinquième roman, L'Araigne, avait reçu le Prix Populiste trois ans auparavant. « Ce qui m'advenait avait si peu de rapport avec ma vie de fonctionnaire subalterne, d'écrivain modeste, que je ne savais pas si le devais me réjouir ou m'effrayer de cette publicité soudaine », se souvient cet homme né à Moscou vingt-sept ans plus tôt et futur auteur d'une œuvre abondante. Après les trois jours de congé accordés par son employeur, il reprit le chemin de son bureau, écrivant pendant ses temps libres. Sa chance, concèdera-t-il plus tard, est d'avoir embrayé sur une biographie, celle de Dostoïevski, et non sur un roman. « Rien de plus paralysant, pour un jeune écrivain, que cette impression d'être attendu au tournant pour son prochain livre. La crainte de décevoir bride l'inspiration. On pèse chaque virgule, on n'ose plus mettre un mot devant l'autre. »

Les Champs d'honneur, récompensé en 1990 après avoir été remarqué tant par la critique que par les libraires et les lecteurs, est le premier roman publié par Jean Rouaud, Breton de 38 ans kiosquier à Paris. « Dès avant de recevoir le Goncourt, la publication du roman par Minuit avait été un véritable soulagement, commente-t-il. Il était évident pour moi qu'il s'agissait de ma dernière chance, que si ce roman n'avait pas vu le jour, j'aurais viré à l'aigreur et à l'amertume. Ce prix m'a aidé à écrire la suite. C'est quand même une reconnaissance littéraire qui m'a placé dans une catégorie où je n'avais plus à faire mes preuves. » Contrecarrant ceux qui le soupçonnaient d'être l'auteur d'un seul livre, il a confirmé le verdict des jurés en développant une œuvre qui, près de deux décennies plus tard, est l'une des plus importantes dans la littérature française.

Les quelque 800 000 exemplaires vendus ainsi que les nombreuses traductions ont permis à Rouaud de vivre de sa plume. Une aisance matérielle dont s'est également réjouie Béatrix Beck qui, au moment de la sortie de Léon Morin prêtre, en 1952, tirait, selon ses propres dires, « le diable par le queue ». Effet pervers : à ce troisième roman, son nom restera définitivement accolé, comme celui Pascal Lainé à La Dentellière, même si l'un et l'autre ont publié ensuite de nombreux livres. « En réalité, confiait la romancière d'origine belge peu avant sa mort survenue l'an dernier, le Goncourt n'a eu aucune influence sur moi, je ne me suis pas sentie davantage écrivain. Pas plus que je ne me suis sentie redevable envers quelqu'un. Mais il m'a permis d'avoir un toit. »

Michel Host, lauréat en 1986 avec Le Valet de nuit, ne dit pas autre chose lorsqu'il affirme que si, « ce prix m'a apporté un lectorat momentanément captif, je ne suis pas devenu célèbre et ne me suis pas soucié de le devenir. Et je ne me suis senti ni plus ni moins écrivain. » Ni le Russe Andrei Makine, qui vivait dans une chambre sous les toits au moment où Le Testament français a été couronné en 1995 (en même temps que le Médicis), et avait eu énormément de mal à publier ses trois précédents romans (se faisant même passer pour le traducteur de l'un d'eux), ni le Libanais Amin Maalouf, lauréat en 1993 pour Le Rocher de Tanios, n'ont paru particulièrement perturbés par leur Goncourt. Pourtant, comme le reconnaît Bernard Clavel, primé en 1968 pour Les Fruits de l'hiver, et qui fera partie du jury entre 1971 et 1977, « il faut avoir les épaules solides pour le supporter sans qu'il vous écrase et vous fasse avoir la grosse tête. »

Jacques-Pierre Amette était responsable des pages littéraires du Point et auteur d'une trentaine de romans, récits ou pièces de théâtre lorsqu'en 2003, La Maîtresse de Brecht s'est vu attribuer le « Goncourt du Centenaire ». Sur le site qui lui est consacré 1, il raconte que, dans un premier temps, il a cru à une blague. Il évoque la suite, le « tourbillon » de la première semaine, notamment marquée par un mélange de « sollicitude » et d'« agressivité » chez ceux qu'il rencontre, et la tournée des librairies en France ou en Belgique pendant les mois suivants. « On serre des mains, écrit-il, on signe des livres jusqu'à en avoir mal aux phalanges, on devient loque dans les TGV du soir, on voit la France défiler sous les ailes d'un Airbus (...), on écoute les murmures de l'attachée de presse qui débite les horaires, les réunions, les rencontres ». « Être Goncourt, ajoute-t-il, vous permet de vivre économiquement quelques années sans souci de fins de mois ; vous permet de présenter votre prochain livre à votre éditeur sans trop d'anxiété ; vous permet d'inviter vos potes au restaurant ; vous permet de rester certains jours sans écrire - comble du bonheur ! »

Si bien des lauréats espéraient ce prix, peu vous l'avoueront. Didier Decoin, vainqueur en 1976 avec John l'Enfer (et, aujourd'hui, l'un des quatre académiciens Goncourt, avec Edmonde Charles-Roux, Patrick Rambaud et Tahar Ben Jelloun, à avoir été primés), le reconnaît franchement: « J'en rêvais. » « J'étais dans le bonheur absolu, d'autant plus que je venais de me marier », s'amuse-t-il avec recul, se souvenant que, de joie, il a, en sautant, cassé le lit de son éditeur au Seuil, Jean-Marc Roberts, chez qui il attendait le verdict. « J'ai beaucoup aimé donner des interviews ensuite, aller de ville en ville. Sans m'être senti bloqué. J'ai seulement attendu que ça se calme avant de m'y remettre. » Sans être tétanisé par la crainte d'être attendu au tournant par la critique et les lecteurs, plusieurs de ses romans précédents ayant bien marché.

Le Goncourt n'est cependant pas le seul prix à garantir à son lauréat un réel confort matériel et psychologique. Marie Ndiaye, par exemple, dont le nouveau roman, Trois femmes puissantes, fait partie des favoris pour ce millésime, explique que, grâce au Femina remporté en 2001 par Rosie Carpe, elle peut depuis de se consacrer exclusivement à l'écriture.

 

Michel Paquot
Octobre 2009

 

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 Michel Paquot est journaliste indépendant, spécialisé dans les domaines culturels et littéraires.

 


 

1   www.amette.net