Profusion et interconnexions des prix littéraires francophones

La saison des prix approche à grands pas : le Goncourt, le Femina, l'Interallié, le Renaudot, le Médicis et le Grand Prix de l'Académie française tombent début novembre. Pour les plus pressés et les amateurs de pronostics, les premières sélections apparaissent sur les sites spécialisés1 dès la rentrée littéraire. Cependant, au-delà de ces récompenses que l'institution littéraire reconnaît comme prestigieuses, et dont la presse rend compte immanquablement, abondent des concours et des prix qui restent plus ou moins méconnus du grand public, voire des auteurs eux-mêmes.

2008

Pour pallier ce manque de diffusion, Bertrand Labès s'est donné comme tâche de compiler les prix et concours littéraires de la francophonie. Tous les quatre ans depuis 1992, il publie un « Guide des prix littéraires », dont l'éditeur a pu varier au fil des années (Le cherche Midi, L'express Éditions, Le Rocher), mais dont la renommée ne fait que grandir. Ce guide, qui s'adresse tant aux professionnels du monde des lettres qu'aux simples curieux, ravira l'écrivain désireux de gagner un taureau de pure race limousine (comme le propose le grand prix littéraire de la Corne d'Or limousine) ou, pour rappeler un certain proverbe qui les associe, un œuf (récompense du prix de littérature fantastique ou de science-fiction Cosmos 2000).

Le guide propose ainsi un index des récompenses, ne cachant pas son aspect pratique pour le jeune auteur ambitieux. Les prix monétaires sont évidemment les plus nombreux, classés par ordre décroissant de la prime. Suivent les bijoux, les bouteilles de vin, les coupes, médailles, diplômes, trophées variés et autres récompenses plus ou moins honorifiques. Enfin viennent les voyages avant, pour clôturer la liste, les récompenses diverses, généralement en rapport avec les plaisirs de la table ou la diffusion de l'œuvre (adaptation radiophonique, lecture publique de la pièce, mise en musique du texte, montage de la pièce, livre relié, etc.).

Si ce premier index permet de cibler son prix, d'autres n'en sont pas moins utiles : l'index départemental évitera les déplacements trop longs lors de la cérémonie de remise, et l'index générique aiguillera les amateurs de récits dialectaux ou d'humour noir vers leur péché mignon.

À la lecture du guide, on constate l'incroyable foisonnement des thématiques possibles pour un prix littéraire : chaque niche a son (voire ses) prix. Le prix mondial de l'image de montagne le dispute au prix de la poésie de la vague à l'âme ; les prix pour la littérature sportive concourent avec le prix de la muse pour les vins de Chablis ; on honore la mémoire des grands écrivains comme on célèbre des villes ou des lieux.

Le total des prix par an ne fait que croître : de 1142 en 1992, on a dépassé les 2100 en 2008. Le ratio prix/écrivains pourrait être en passe de basculer. Les travaux de James F. English2, dans le domaine anglophone, ont déjà montré combien la propension à multiplier les prix était grande dans le monde de la culture en général. Pourtant, en littérature, une différence structurelle apparaît nettement entre le monde anglophone et le monde francophone : la tradition anglophone veut généralement que le jury du prix change à chaque attribution, les lauréats devenant un vivier de recrutement comme futurs jurés. Dans le monde francophone, et en France surtout, les jurés de prix sont généralement élus à vie. Une certaine forme de professionnalisation de l'attribution de la valeur littéraire s'est ainsi constituée progressivement.

Les jurés

C'est à ce propos que le dernier index du guide Labès – celui des jurés – prend un intérêt particulier. Il est en effet possible, voire habituel pour un juré de participer à différents jurys. Lieu de sociabilité par excellence, qui se pare des oripeaux de la convivialité – on pense aux déjeuners du jury Goncourt chez Drouant –, un jury de prix peut être conçu comme un lieu de relations interpersonnelles. Chaque jury peut se retrouver arrimé à un autre par un juré faisant le « pont » entre les deux. Se dessine alors, chaque année et à travers l'index des jurés des prix recensés par Labès, la « carte » des relations du personnel littéraire francophone fondées sur l'appartenance commune à un jury de prix littéraire.

Prix littéraires -réseaux de jurés 2002

Graphique d'analyse. réseaux de jurés 1992

 

D'anecdotique, simple témoignage du besoin de distinction d'une époque, le statut de ce guide des prix littéraires atteint un autre niveau pour le chercheur en sciences sociales : le voilà face à une source étonnante qui lui permet d'observer finement l'évolution de la vie littéraire contemporaine. Le cliché relationnel que l'on peut produire à partir de cette source récurrente donne une autre dimension aux interactions potentielles entre jurés. Si chaque année, les mêmes soupçons de scandale ou d'arrangement passionnent le petit monde de la critique, ce réseau de relations introduit une certaine forme d'objectivation des relations qu'entretiennent les jurés, en sus de leurs relations littéraires traditionnelles (c'est une évidence que certains jurés, par leur fonction de critiques, d'éditeurs, de directeurs de collection, etc., nouent avec les auteurs toutes sortes de relations plus ou moins formelles).

L'étude du réseau relationnel offre des indices des jeux d'influence qui peuvent s'exercer entre jurés et des équilibres qui se font et se défont d'année en année. En prenant en compte de multiples entre-déterminations, l'analyse tente d'éviter la caricature habituelle du milieu littéraire que certains journaux donnent à lire chaque automne : l'attribution des prix ne serait à leurs yeux qu'un jeu de complaisance dans lequel seraient pris jurés et éditeurs. Les choses nous paraissent néanmoins plus complexes.

Notre méthode permet par exemple d'observer la montée en puissance de jurés : des petits prix vers les gros prix, certains s'affirment un peu plus à chaque édition du guide comme des pièces décisionnelles importantes dans ce grand jeu de la valeur littéraire. Citons comme exemple de progression Didier Decoin, que Hamon et Rotman3 considéraient déjà en 1981 comme un futur juré Goncourt. Ou encore, plus explosif, le cas de Frédéric Beigbeder, créateur du Prix de Flore, qui affirme lui-même être François Nourrisson4, allusion à François Nourissier. Ce dernier, juré de nombreux prix, eut notamment une forte influence au sein de l'Académie Goncourt durant 30 ans avant de se retirer en 2008.

Cette recherche sur les réseaux de jurés, que nous menons avec Michel Lacroix de l'Université du Québec à Trois-Rivières, n'en est encore qu'à ses débuts : les informations relationnelles doivent encore être complétées par des données biographiques en vue d'interpréter les relations entre jurés. Étudier et contextualiser ces relations devrait permettre d'apporter un éclairage différent sur les prix littéraires.


Björn-Olav Dozo
Octobre 2009

 

icone crayon

Björn-Olav Dozo est chargé de recherches du F.R.S.-FNRS et rattaché au Centre d'étude de la littérature francophone de Belgique, à l'ULg. Ses recherches concernent particulièrement les réseaux littéraires et la bande dessinée.


 

1 Voir par exemple http://www.prix-litteraires.net/
2 English (James F.), The Economy of Prestige: Prizes, Awards, and the Circulation of Cultural Value, Harvard University Press, 2005.
3 Hamon (Hervé) et Rotman (Patrick), Les Intellocrates, Paris, Ramsay, 1981, p. 149-170.
4 Voir Durand (Alain-Philippe) (dir.), Beigbeder et ses doubles, Amsterdam - New York, Éditions Rodopi, 2008, p. 37.