La Médiacité de Liège - Carte blanche

Après la gare des Guillemins, œuvre de Santiago Calatrava, la ville de Liège inaugure le complexe baptisé «Médiacité», partiellement conçu par un autre créateur très médiatisé, Ron Arad. Véritable centre culturel ou banal centre commercial ? Carte blanche à Pierre Henrion.

La Médiacité ouvre ses portes le 21 octobre 2009. Malgré les différentes demandes introduites auprès du service « Communication » du promoteur immobilier en charge du projet, le Groupe Wilhelm & Co, je n'ai reçu, à l'heure où j'écris ces lignes - soit cinq jours avant l'inauguration -, qu'un communiqué de presse diffusé voici plus de six mois. Sa lecture se révèle néanmoins digne d'intérêt. Tartuffe s'y dispute la vedette à Guignol. Ses deux pages de texte nous servent ad nauseam un florilège de lieux communs et de flagorneries plus superlatives les unes que les autres. Je vous en cite quelques-unes en vrac : « exceptionnel », « célèbre », « remarquable », « emblématique », « internationale », « chef-d'œuvre », « événement majeur », « prouesse », « monument », « défi », « leader », « superbe », « vrai projet », « souci extrême », « aventure inoubliable » ... On oscille sans cesse entre « incontestablement » et « parfaitement ». Les chiffres cherchent à nous faire tourner la tête : un « million de consommateurs » pourraient être concernés par le projet. Le mot « époustouflant » (« qui époustoufle. V. Étonnant, extraordinaire, prodigieux, stupéfiant. ‘Je portais une redingote époustouflante' », in Petit Robert) fait sourire. Le mot « apothéose » fait rire : l'expression se rapporte en effet à la déification des empereurs romains ou des héros après leur mort et, au sens figuré, à un épanouissement sublime.

photo 14

On y apprend encore que « Liège est à la pointe de l'actualité », qu'elle va enfin « attirer les regards en Europe » et qu'elle possède « le premier centre urbain du XXIe siècle ». Ses habitants peuvent donc pousser un soupir de soulagement. Avec la Médiacité, ils ont aujourd'hui un avenir. On pourra en outre déserter le centre-ville, avec ses embouteillages et ses problèmes de parking, pour se consacrer ad libitum au shopping dans les 148 enseignes proposées, après avoir rangé la voiture dans un des 2 350 emplacements disponibles. On pourra même le faire en toute « bonne conscience » puisque le cœur historique de la Cité ardente avec ses commerces traditionnels ne sera peut-être pas abandonné : il ne se trouverait, à en croire notre communiqué de presse, qu'à 9 minutes à pied ! Il faudra marcher vite, mais ça ira. Et, en plus, on ne passera pas pour « le » consommateur lambda puisque, toujours selon la même source, on se trouve dans un « complexe d'un genre nouveau », où on pourra vivre une expérience exceptionnelle et laisser la journée s'écouler en allant d'un magasin à un restaurant puis à un café en passant par une patinoire  ou le cinéma. Et tout cela grâce à la bienveillance d'un homme d'affaires qui souligne que les relations avec les autorités liégeoises ont été exemplaires mais rappelle qu'aucun subside n'a été demandé... Même pas peur. Bien entendu, on nous ressert les inévitables précautions de « développement durable », qui, il faut bien le reconnaître, est à l'urbanisme contemporain ce que la tarte à la crème a été pour Mack Sennett.

Les limites de mon article ne permettent pas d'analyser en profondeur ce que révèle cette rhétorique « bling bling » . On sait très bien que la Médiacité ne sera qu'un centre commercial comme les autres, avec la même sorte de magasins qu'à Belle-Île ou qu'à l'îlot Saint-Michel et la même ambition : faire de l'argent. Mais on voudrait nous faire croire que non : ici, ce sera un « centre commercial culturel ... ou l'inverse », écrit Raymond Balau sur un ton sarcastique (Médiacité (Liège) : www.ronarad.com in L'Art même, n°41, p. 43). Il y a même des cautions culturelles comme les futures installations de la RTBF et surtout l'intervention d'une vedette de la création contemporaine : Ron Arad, enfant terrible du design britannique aujourd'hui consacré par une rétrospective présentée à Paris au Centre Pompidou et au Moma de New York.

On sait aussi très bien que les promoteurs du projet « travaillent » sur une population-cible. Mais, ici, tout le monde ira voir. Sans aucun doute quelques touristes y prendront-ils même un Coca Light entre deux photographies du matériau de couverture high tech employé pour mettre en œuvre ce qu'ils voient de l'intervention d'Arad : une rue intérieure - le mall - ondulante sur quelque 350 m et coiffée par une charpente métallique à double courbure, espèce de réseau irrégulier de lignes entrecroisées aux vides comblés par des panneaux en EFTE, ce fameux polymère que nous avons tous remarqué en parement de la piscine des derniers J.O. de Pékin.

Parce qu'en définitive, on peut se demander si la question n'est pas juste là : réussir un coup médiatique en associant le nom d'un créateur international à un édifice pour faire rejaillir sur ce dernier « amour, gloire et beauté ». On a même ici la très (très) nette impression qu'on a incrusté le travail de Ron Arad dans un complexe commercial préexistant et conçu selon les poncifs du genre  : des grands volumes parallélépipédiques sans identité particulière. Il en va ici comme de la cerise sur le gâteau, du pin's au rebord du veston ou de la Rolex au poignet de Jacques Séguéla. On est dans l'ordre de l'ornement ; Adolf Loos doit encore se retourner dans sa tombe. Sans doute, le geste du designer anglais a de la singularité, surtout en front de Meuse, avec sa protubérance reptilienne de métal et de verre. Mais, ce n'est qu'un signal urbain pour indiquer au client qu'il est ici et pas ailleurs, et qu'ici le fromage de Herve, la gaufre au sucre, le boulet à la liégeoise ou le « sachet » de frites sont meilleurs et moins chers que plus loin. Rien de plus. Contrairement à ce que voudrait le communiqué de presse de Wilhelm & Co, il n'y a pas de quoi en faire un monument face aux bâtiments des Guillemins dessinés par Santiago Calatrava...  et, Raymond Balau d'ajouter qu' « il se trouvera bien une Zaha Hadid pour jeter un pont habité et achalandé, de la gare au mall, tout en courbes voluptueuses, pour parachever le Grand-Œuvre à l'aide de fonds FEDER, car on pense à Bilbao » (op. cit.). Peut-être vaudrait-il mieux parfois penser à Liège ?

Pierre Henrion
Octobre 2009

icone crayon

Pierre Henrion est historien de l'art, il enseigne à l'E.S.A-Académie des Beaux-Arts de Liège et est conservateur au Musée en plein air du Sart Tilman.