Figurations de la vie littéraire

Par ailleurs, l’équipe espère aussi obtenir des données plus quantitatives, sur les romans « saisis » par et dans la base. Combien de romans, par exemple, mettent en scène, dans leurs premières pages, un jeune homme originaire de la province, monté à Paris et aspirant à la carrière d’écrivain ? Combien de ces romans se terminent sur la folie définitive ou le suicide du héros ? Combien, au contraire, campent un écrivain âgé, arrivé, à la bibliographie abondante, et font de lui le protagoniste principal ? Combien de romans avec des écrivaines ? Combien avec des éditeurs, mais surtout, avec un éditeur dans le rang des principaux personnages ? Les résultats n’auront certes qu’une valeur indicative, liée entre autres au choix de romans dépouillés. Néanmoins, ils promettent d’être utiles. C’est la raison pour laquelle la base de données sera accessible à l’ensemble des chercheurs, de façon à ce que toute personne intéressée puisse en parcourir les extraits, y faire des requêtes, etc. Un premier aperçu est déjà disponible sur cette page.

La base de donnés joue donc un rôle central dans le projet. Cette « mise en série » de la littérature doit permettre une appréhension originale de ces textes, considérés non comme des individus isolés, mais comme des éléments d’un vaste ensemble. Pour permettre cette mise en série, il a fallu se mettre d’accord sur un protocole de lecture précis (une fiche de lecture). C’est ce protocole qui est au fondement de la base de données et qui sert de modèle à sa structure.

Corpus belge

Parmi les questions traitées pour les œuvres françaises et québécoises, certaines pourraient être examinées à nouveaux frais sur le corpus belge. Nous avons regroupé en cinq axes (non limitatifs) quelques grandes questions à explorer :

lemonnier-          Modernité : comment est représentée dans ces œuvres la contradiction fondatrice de la modernité, à savoir la constitution d’une part d’un régime de singularité14 et d’autre part d’un univers social spécifique, le champ littéraire15 ? quel y est le traitement spécifique de la modernité belge, celle-ci interrogeant l’autonomie du littéraire moins vis-à-vis de la sphère économique que du champ politique16, voire juridique, comme dans le roman Les deux consciences de Camille Lemonnier, mettant en scène un écrivain poursuivi pour outrage aux bonnes mœurs ?

-          Statut de l’écrivain : quel statut est donné aux écrivains, au sein du monde social, ou plus spécifiquement en rapport avec d’autres professions de l’écrit (journalistes, éditeurs, etc.) ? quel impact les figurations des acteurs littéraires ont-elles sur le statut effectif17 de l’écrivain en Belgique francophone ? Les sources périodiques seront ici particulièrement utiles, en cela qu’elles témoignent parfois de personnages au rôle plus discret mais néanmoins indispensable, comme Gaston Pulings, qui bénéficie d’un portrait théâtral fictif dans le Pourquoi Pas ? du 20 mai 1921, le campant en homme-orchestre, animant vie littéraire et vie politique à partir de son bureau de la questure du Sénat.

-          Savoir de l’écrivain : quel savoir spécifique peut se dégager de ce corpus produit par les acteurs de cet univers ? comment l’écrivain rend-il compte de sa connaissance du champ littéraire à partir de la mise en scène de configurations fictionnelles spécifiques ? en quoi l’œuvre littéraire (y compris la bande dessinée, que l’on songe au Gang Mazda ou à Gaston Lagaffe) produit-elle une forme de savoir spécifique sur le travail littéraire ?

brabançon-          Rapport à la France : certaines problématiques spécifiques à la littérature belge pourront en outre être abordées : la thématisation du rapport à la France au sein des romans de la vie littéraire, les discours sur les institutions littéraires belges, l’ethos des personnages liés à la vie littéraire (misérabilisme de l’écrivain belge, posture du poète national, etc.) ou encore les moyens textuels spécifiques mis en œuvre dans les figurations du personnel littéraire. L’Histoire exécrable d’un héros brabançon de Jean Muno constitue un bel exemple des possibilités de thématisation complexe de ce rapport d’un écrivain belge à la France au sein d’un récit pseudo-autobiographique.

-          Textes non fictionnels : il sera loisible aux contributeurs d’ouvrir la problématique aux textes non fictionnels produits par des écrivains (mémoires, journaux intimes, souvenirs, témoignages, etc.), afin de comparer les modalités de traitement de ces mises en scène de la vie littéraire. Il est ainsi possible d’analyser de nombreuses formes littéraires, du portrait d’écrivain sous forme de chronique (La Bataille littéraire le pratiqua régulièrement) aux textes d’histoires et de souvenirs littéraires (Gilkin et Gille construisant rétrospectivement la légende de la Jeune Belgique par exemple).

 

Björn-Olav Dozo
(avec le GREMLIN
)
Juin 2013

crayongris2Björn-Olav Dozo est chargé de recherches du F.R.S.-FNRS et rattaché au Centre d'étude de la littérature francophone de Belgique, à l'ULg. Ses recherches s'inscrivent dans le domaine des humanités numériques. Il enseigne notamment les genres paralittéraires.


 

14 Nathalie Heinich, Être écrivain. Création et identité, Paris, La Découverte, 2000
15
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1998 (2e édition), coll. « Points »
16
Michel Biron, La Modernité belge. Littérature et société, Bruxelles, Labor, 1994, coll. « Archives du futur ».
17
André Belleau, Le romancier fictif. Essai sur la représentation de l'écrivain dans le roman québécois, Québec, Nota Bene, 1999.

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