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Figurations de la vie littéraire

18 juin 2013
Figurations de la vie littéraire

crossLes travaux sur la représentation des écrivains (et plus largement des acteurs littéraires : éditeurs, critiques, journalistes, etc.) au sein des fictions (romans, nouvelles, théâtre, biographies imaginaires, etc.) se sont multipliés ces dernières années : le GREMLIN1 (Groupe de recherches sur les médiations littéraires et les institutions) en a fait son objet principal d’investigation, donnant lieu à plusieurs volumes collectifs2, à différents colloques et journées d’études et à la constitution d’une base de données sur les romans francophones de la vie littéraire. La littérature française et la littérature québécoise ont surtout attiré son attention.

Hypothèses de recherche

Deux hypothèses générales fondent cette recherche. La première avance que les « figurations littéraires » tentent de donner sens à la contradiction inhérente à la vie littéraire moderne, laquelle repose, d’un côté, sur l’adoption d’un régime de singularité3 et l’élaboration d’une mythologie littéraire qui valorise hautement le génie retiré du monde4, et, de l’autre côté, la mise en place d’un univers social spécifique mais hautement concurrentiel, le champ littéraire5 et la multiplication des réseaux et médiateurs6. L’écrivain est par conséquent sommé de concilier une écriture en solitaire avec une socialisation indispensable à l’existence en tant qu’auteur. De même, il doit tâcher de conjoindre l’autonomie et la spécificité de l’univers littéraire, qui fait des autres écrivains ses seuls vrais pairs, et la rivalité propre à la lutte pour la consécration. Les configurations romanesques constituent de ce fait une plate-forme privilégiée pour observer les écrivains en train de penser leur identité sociale et de confronter leur problématique appartenance à une quelconque communauté.

La deuxième hypothèse avance que les figurations littéraires sont plus que des mises en abyme exhibant une spécularité sémiotique complexe (dans l’optique d’un Dällenbach, par exemple7). D’une part, toute représentation d’un écrivain fictif nourrit « des rapports avec le statut effectif de la littérature et du langage dans la société réelle8 », ce qui appelle une perspective d’analyse socio-historique ; d’autre part, il existe un savoir spécifique sur la littérature produit par les acteurs de cet univers9 et la dimension réflexive inhérente aux figurations littéraires fait de ce savoir un enjeu central des romans. Ce savoir n’est certes pas scientifique, et sa mise en discours est pétrie d’aveuglement, de mauvaise foi ou de roublardise ; néanmoins, avec les moyens de la fiction, les romanciers du corpus des romans de la vie littéraire tentent à leur manière et sur un domaine spécifique, ce que Proust ou Stendhal ont pu accomplir pour d’autres milieux, à savoir, une sociologie romanesque10. Le corpus de figurations romanesques recèle donc une intelligence du social qu’il importe de dégager.

Configurations fictionnelles

C’est par l’étude des configurations fictionnelles que le GREMLIN compte mettre en avant cette intelligence du social. Si la posture est « la manière dont les écrivains produisent et contrôlent une image d’eux-mêmes11 », la configuration serait une manière de travailler non pas seulement sur « une position », mais sur une pluralité de positions, abordées dans leur interaction, leur dynamique évolutive, en employant pour ce faire les moyens de la fiction, dont ceux du personnel romanesque. Décrire les interactions de différents personnages au sein d’une fiction ayant pour toile de fond le fonctionnement du champ littéraire serait une manière pour les écrivains de produire et contrôler leur représentation du monde littéraire et la transmission de celle-ci. L’analyse de ces configurations offre aux chercheurs soucieux d’inscrire leur travail au sein d’une « science des œuvres » un moyen de penser et d’interpréter la position d’un auteur à travers son texte, en tenant compte bien entendu des multiples médiations entre le champ, l’auteur et le texte12. De la même manière que s’affirment différentes scénographies auctoriales au cours du 19e siècle13, le GREMLIN espère dégager différentes configurations fictionnelles offrant autant de clés de lecture ou d’analyses indigènes du champ littéraire d’une époque.

gremlinQuelques ouvrages dirigés par les membres du GREMLIN

Mises en série et base de données

Ce projet de recherche vise donc à rassembler, par des coupes ciblées, un corpus d’œuvres romanesques françaises dans un premier temps, québécoises dans un second temps et belges dans un temps à venir, mettant en scène la vie littéraire, et à analyser les configurations qu’on y met en place et en mouvement. Ceci dans une perspective sociocritique, attentive aux médiations qui unissent ces configurations aux textes, discours et pratiques contemporains.

Outre des outils théoriques adaptés (comme les concepts de figuration et de configuration), il fallait un outil informatique spécifique pour traiter une si vaste question et un site vaste corpus.

La base de données vise essentiellement à rassembler des données « textuelles », c’est-à-dire à tirer des textes des extraits éclairant les multiples aspects de la figuration littéraire : réflexivité énonciative, qualification des personnages, modes et scènes de sociabilité, rapport aux lieux, à la parole ou à la débauche, intertextualité mobilisée, textes et publications « au second degré », etc. Au fur et à mesure que seront rassemblés dans la base les résultats des lectures annotées, il sera possible de commencer à analyser avec plus d’acuité les constantes, inflexions, points aveugles ou obsessions du corpus. Quels sont par exemple les traits récurrents dans la description des éditeurs ? Avec quelle régularité traite-t-on les écrivaines fictives de « bas-bleus » ? Quels exemples de relation maître-disciple ? Y a-t-il un tropisme évident, ou dominant, pour l’association écrivain-grenier-solitude ? Comment se joue sur plus d’un siècle la difficile relation de l’écrivain et du journaliste ? Quelle importance et quelle connotation sont accordées à la reconnaissance d’une œuvre fictive par la critique ou par un jury de prix ? Par là, l’équipe espère tout à la fois élaborer des observations d’ordre général, historique, sur les figurations et configurations littéraires, et nourrir les lectures plus ciblées de certains des textes du corpus. Sur ce plan, on pourrait concevoir la base de données comme une version analytique et ciblée, de bases permettant les recherches « plein-texte » comme celle de l’ARTFL.



 

1 Groupe de REcherche sur les Médiations Littéraires et les Institutions, dont les membres originels sont Pascal Brissette, Björn-Olav Dozo, Anthony Glinoer, Michel Lacroix et Guillaume Pinson.
2
Citons notamment Gremlin (dir.), Fictions du champ littéraire, Montréal, coll. « Discours social », vol. XXXIV, 2010 et Björn-Olav Dozo, Michel Lacroix et Anthony Glinoer (dir.), Imaginaires de la vie littéraire. Fictions, figurations, configurations, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2012. Voir aussi le site http://legremlin.org/publications
3
Heinich, Nathalie. Être écrivain. Création et identité, Paris : La Découverte, 2000.
4
Brissette, Pascal. La malédiction littéraire. Du poète crotté au génie malheureux, Montréal : Presses de l'Université de Montréal, « Socius », 2005.
5
Bourdieu, Pierre. Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris : Seuil, « Points. Essais», 1998.
6
Rajotte, Pierre (éd.). Lieux et réseaux de sociabilité littéraire au Québec, Québec : Nota Bene, « Séminaires», 2001.
7
Dällenbach, Lucien. Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris : Seuil, « Poétique », 1977.
8
BELLEAU, André. Le romancier fictif. Essai sur la représentation de l'écrivain dans le roman québécois, Québec, Nota Bene, 1999.
9
Lahire, Bernard. La condition littéraire : la double vie des écrivains, Paris : La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales», 2006.
10
Dubois, Jacques. Pour Albertine. Proust et le sens du social, Paris : Seuil, « Liber», 1997; Stendhal. Une sociologie romanesque, Paris : La Découverte, « Textes à l’appui/Laboratoire des sciences sociales », 2007.
11]
Meizoz (Jérôme), Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Érudition, 2007, p. 9.
12 À ce sujet, voir notre article, avec le GREMLIN, « Sociocritique, médiations et interdisciplinarité », Texte, no 45-46, 2009, p. 177-194
13
À ce sujet, voir le livre de José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Champion, 2007. En ligne, voir Ruth Amossy et Dominique Maingueneau, « Autour des “scénographies auctoriales” : entretien avec José-Luis Diaz, auteur de L’écrivain imaginaire(2007) », Argumentation et Analyse du Discours , n° 3 | 2009 , mis en ligne le 15 octobre 2009. URL :http://aad.revues.org/index678.html. Consulté le 20 mars 2011.

Par ailleurs, l’équipe espère aussi obtenir des données plus quantitatives, sur les romans « saisis » par et dans la base. Combien de romans, par exemple, mettent en scène, dans leurs premières pages, un jeune homme originaire de la province, monté à Paris et aspirant à la carrière d’écrivain ? Combien de ces romans se terminent sur la folie définitive ou le suicide du héros ? Combien, au contraire, campent un écrivain âgé, arrivé, à la bibliographie abondante, et font de lui le protagoniste principal ? Combien de romans avec des écrivaines ? Combien avec des éditeurs, mais surtout, avec un éditeur dans le rang des principaux personnages ? Les résultats n’auront certes qu’une valeur indicative, liée entre autres au choix de romans dépouillés. Néanmoins, ils promettent d’être utiles. C’est la raison pour laquelle la base de données sera accessible à l’ensemble des chercheurs, de façon à ce que toute personne intéressée puisse en parcourir les extraits, y faire des requêtes, etc. Un premier aperçu est déjà disponible sur cette page.

La base de donnés joue donc un rôle central dans le projet. Cette « mise en série » de la littérature doit permettre une appréhension originale de ces textes, considérés non comme des individus isolés, mais comme des éléments d’un vaste ensemble. Pour permettre cette mise en série, il a fallu se mettre d’accord sur un protocole de lecture précis (une fiche de lecture). C’est ce protocole qui est au fondement de la base de données et qui sert de modèle à sa structure.

Corpus belge

Parmi les questions traitées pour les œuvres françaises et québécoises, certaines pourraient être examinées à nouveaux frais sur le corpus belge. Nous avons regroupé en cinq axes (non limitatifs) quelques grandes questions à explorer :

lemonnier-          Modernité : comment est représentée dans ces œuvres la contradiction fondatrice de la modernité, à savoir la constitution d’une part d’un régime de singularité14 et d’autre part d’un univers social spécifique, le champ littéraire15 ? quel y est le traitement spécifique de la modernité belge, celle-ci interrogeant l’autonomie du littéraire moins vis-à-vis de la sphère économique que du champ politique16, voire juridique, comme dans le roman Les deux consciences de Camille Lemonnier, mettant en scène un écrivain poursuivi pour outrage aux bonnes mœurs ?

-          Statut de l’écrivain : quel statut est donné aux écrivains, au sein du monde social, ou plus spécifiquement en rapport avec d’autres professions de l’écrit (journalistes, éditeurs, etc.) ? quel impact les figurations des acteurs littéraires ont-elles sur le statut effectif17 de l’écrivain en Belgique francophone ? Les sources périodiques seront ici particulièrement utiles, en cela qu’elles témoignent parfois de personnages au rôle plus discret mais néanmoins indispensable, comme Gaston Pulings, qui bénéficie d’un portrait théâtral fictif dans le Pourquoi Pas ? du 20 mai 1921, le campant en homme-orchestre, animant vie littéraire et vie politique à partir de son bureau de la questure du Sénat.

-          Savoir de l’écrivain : quel savoir spécifique peut se dégager de ce corpus produit par les acteurs de cet univers ? comment l’écrivain rend-il compte de sa connaissance du champ littéraire à partir de la mise en scène de configurations fictionnelles spécifiques ? en quoi l’œuvre littéraire (y compris la bande dessinée, que l’on songe au Gang Mazda ou à Gaston Lagaffe) produit-elle une forme de savoir spécifique sur le travail littéraire ?

brabançon-          Rapport à la France : certaines problématiques spécifiques à la littérature belge pourront en outre être abordées : la thématisation du rapport à la France au sein des romans de la vie littéraire, les discours sur les institutions littéraires belges, l’ethos des personnages liés à la vie littéraire (misérabilisme de l’écrivain belge, posture du poète national, etc.) ou encore les moyens textuels spécifiques mis en œuvre dans les figurations du personnel littéraire. L’Histoire exécrable d’un héros brabançon de Jean Muno constitue un bel exemple des possibilités de thématisation complexe de ce rapport d’un écrivain belge à la France au sein d’un récit pseudo-autobiographique.

-          Textes non fictionnels : il sera loisible aux contributeurs d’ouvrir la problématique aux textes non fictionnels produits par des écrivains (mémoires, journaux intimes, souvenirs, témoignages, etc.), afin de comparer les modalités de traitement de ces mises en scène de la vie littéraire. Il est ainsi possible d’analyser de nombreuses formes littéraires, du portrait d’écrivain sous forme de chronique (La Bataille littéraire le pratiqua régulièrement) aux textes d’histoires et de souvenirs littéraires (Gilkin et Gille construisant rétrospectivement la légende de la Jeune Belgique par exemple).

 

Björn-Olav Dozo
(avec le GREMLIN
)
Juin 2013

crayongris2Björn-Olav Dozo est chargé de recherches du F.R.S.-FNRS et rattaché au Centre d'étude de la littérature francophone de Belgique, à l'ULg. Ses recherches s'inscrivent dans le domaine des humanités numériques. Il enseigne notamment les genres paralittéraires.


 

14 Nathalie Heinich, Être écrivain. Création et identité, Paris, La Découverte, 2000
15
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1998 (2e édition), coll. « Points »
16
Michel Biron, La Modernité belge. Littérature et société, Bruxelles, Labor, 1994, coll. « Archives du futur ».
17
André Belleau, Le romancier fictif. Essai sur la représentation de l'écrivain dans le roman québécois, Québec, Nota Bene, 1999.


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