Les tout-petits et leurs peurs. Rencontre avec Jeanne Ashbé

peurLa thématique de la peur est omniprésente dans la littérature de jeunesse, cependant, il existe peu d’analyses ou même de témoignages de récits faisant écho des peurs des tout-petits. Pourtant, certains auteurs d’albums pour bébés ont fait des peurs une thématique au centre de leur œuvre. C’est le cas de Jeanne Asbhé, auteure-illustratrice belge d’une cinquantaine d’ouvrages dont une grande partie à destination des tout-petits.  Nous avons choisi de retranscrire dans cet article la conversation que nous avons eue avec elle

 

Les tout-petits et leur petits

Lorsqu’on lit des livres aux enfants, on connaît bien ce rapport « amour-haine » qu’ils entretiennent avec les livres qui font peur, et cela très petits déjà. J’ai le souvenir de mon petit-fils, il devait avoir deux ans et demi, qui s’est écrié devant la version géante de l’album Les trois brigands de Tomi Ungerer : « Peur ! peur ! ». Pour ensuite se tourner vers moi et ajouter : « Lire ! lire !».

Contrairement à ce que l’on pense, les livres ne créent pas les peurs chez les enfants, ils les mettent en scène et leur donnent un visage. Les livres permettent la personnification des angoisses à travers des animaux, des images ou même des couleurs qui font peur. Les couleurs constitutent un langage très important pour les tout-petits. Le noir, par exemple, est une personnification de l’angoisse à lui seul.

Chez les tout-petits, comme chez tout être humain, les peurs sont là mais souvent, elles ne sont pas identifiées comme telles par les adultes puisque les tout-petits n’ont pas les mots pour en parler. Nul ne peut échapper à cette confrontation, liée intimement à notre condition d’être humain : oui, la vie peut s’arrêter, oui, l’amour peut s’arrêter… Un enfant en prend très tôt conscience. Il ne nous le fera savoir qu’à partir de ses premières productions syntaxiques, ses premières « phrases » de deux mots qui lui permettent d’exprimer l’absence : « papa pati », « a pu »,… On a, à ce moment-là, la certitude que le petit a accès à la conscience de la disparition. Et si l’on y songe, ces premières phrases apparaissent le plus souvent aux alentours de 18 mois/2 ans, l’âge des premiers vrais cauchemars… Cette conscience de la disparition, que les psycholinguistes appellent l’angoisse de la discontinuité, est pourtant une angoisse fondatrice et importante.

Le rapport amour-haine avec les livres qui leur font peur

C’est cette angoisse de la discontinuité qui articule le rapport amour-haine que les tout-petits entretiennent avec certains livres. Soudain, des livres leur proposent une mise en images et en mots de ces peurs qui les habitent… et qui ne demandent qu’à être apaisées. Et ces livres leur sont racontés avec calme et sérénité par des adultes qui les aiment et en qui ils ont confiance.  Voilà qui est extrêmement rassurant. Néanmoins, cela ne veut pas dire que ces peurs vont être chassées par la seule présence des parents, de leur voix et de leurs bras sécurisants. Elles seront apaisées parce que partagées et en quelque sorte légitimées par les livres qui les mettent en scène. Ces lectures partagées disent à l’enfant : « tu vois, tu n’es pas tout seul ». Mais il leur faudra peut-être du temps pour apprivoiser ces peurs et peu à peu les maîtriser…

Les livres qui entraînent des cauchemars…

peur3Eh oui ! parfois, ces « livres qui font peur » entraînent des cauchemars puisqu'ils font écho à leurs peurs intérieures. Souvent, dans ces cas-là, la réaction des adultes est d’écarter le livre, « coupable », pense-t-on à tort, d’avoir suscité les peurs chez notre enfant. Et l’on en cesse la lecture. On va parfois même jusqu’à le cacher. Sans le vouloir, les parents ont ainsi amplifié la peur de leur petit. « Si les adultes censés me protéger se montrent à ce point effrayés qu’ils cachent ce livre au fond du placard, c’est qu’il y a donc bien des raisons de s’inquiéter ! ».

Alors, comment réagir ? Il ne s’agit pas d’imposer désormais chaque soir la lecture aux vertus « apaisantes » de ce livre-là, non bien sûr. Mais leur dire avec humour et sérénité en posant le livre à sa portée, sur la table ou l’étagère : « tu vois , je le mets là ; je te le raconte quand tu veux ». Voilà de quoi ont besoin les enfants : de temps « accompagné » que leur offre un adulte fort et tranquille, attentif et sensible, qui fera avec lui, ou à côté de lui, ce chemin, parfois long, nécessaire à tout humain pour  tenter d’approcher l’extrême complexité du monde dans lequel il grandit ; et qui n’est pas fait que de rose bonbon et bleu pastel, loin s’en faut, même pour les tout petits enfants.

Faire passer les peurs par la poésie des images

Dès 3 ou 4 ans, du moins dès l’âge où un enfant est capable de suivre un récit, il découvre dans les nombreux albums qui les mettent en scène ces figures bien connues qui personnifient la peur dans la littérature enfantine : les sorcières, les loups, les fantômes….

peur2En revanche, pour les plus petits, les récits se cantonnent souvent au quotidien et laissent de coté ce rapport si magnifique que les enfants peuvent instituer, déjà très petits, avec les livres qui font écho à leurs angoisses.  Dans une grande majorité de mes livres, je m’adresse à des tout petits enfants.

Avant de maîtriser le langage, qui va devenir son principal vecteur de communication, un tout-petit a une « lecture » plurielle du monde et de ses multiples facettes. Il « lit » les mimiques du visage, la tension ou la détente de notre corps… se montre extrêmement réceptif aux messages non verbaux. Je crée pour eux, dans mes livres, des images qui recèlent des messages que j’appelle poétiques, en couleurs, évocations, ouvertures sur l’imaginaire… qui font appel à cette forme de « lecture ». Ainsi, dans beaucoup de mes albums, même s’ils rappellent la vie de tous les jours, je ne manque jamais de donner leur place, même discrète, souvent elliptique, à ces infortunes qui émaillent la vie d’un bébé, à cette « part d’ombre » qui les habite. Déjà tout petits, ils ont tant de bienfait  à les retrouver dans les livres qu’ils en redemandent  la lecture, encore et encore, avec ce petit mot tout simple : « ‘cor ! » .

Depuis le début de ma vie d’auteur, je marche parallèlement, et en zig-zag, sur des chemins différents qui souvent s’entrecroisent : celui du quotidien des petits (les Histoires de bébé, À ce soir, les Lou et Mouf, Où va l’eau, …) et celui, plus inattendu, qui laisse une place plus importante au discours graphique. C’est ce chemin qui  m’a engagée à créer des livres contenant volontairement leur part de mystère, ces livres qui laissent à leur petite pensée en devenir une plus grande liberté de « lecture », de prise de sens ( Pas de Loup, Tous les Petits, Ton Histoire, Parti... et bientôt Fil à fil, à paraître cet automne).

« Parti… » est l’un de ces livres.

 


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