Les tout-petits et leurs peurs. Rencontre avec Jeanne Ashbé

« Parti »

parti« Parti… » c’est l’histoire d’un petit oiseau perché sur une branche d’arbre : il chante puis s’envole. Il part puis revient… Encore et encore. Le livre se clôture sur une scène de retrouvailles entre un petit et sa mère, puis son père. J’ai eu l’idée de ce livre lors d’une ballade sur un chemin de campagne avec mon petit-fils de 1 an. Nous avons conversé de longues minutes avec un petit oiseau posé sur une branche : « Cui ! » « Cui ! » « Cui cui ! », « Cui cui ! ». L’oiseau chantait, s’envolait puis revenait… Je commentais ce petit jeu de cache-cache : « Oh ! l’oiseau est parti. Au revoir, oiseau ! » « Il va revenir… », « Ah ! le voilà ! Bonjour oiseau ! », encore et encore…. Et soudain, je me suis entendue dire les mots que, tous les jours, on leur dit lorsqu’on les dépose le matin, à la crèche ou chez la nounou : « Maman est partie » « Papa est parti » « Elle/il va revenir ». Mais quand on a un an, c’est très long toute une journée !

Et là, nous n’avions pas le temps d’attendre, l’oiseau était déjà revenu ! La jubilation de mon petit-fils à vivre ce moment là m’a donné l’envie de chercher comment le mettre en images et en mots.

J’ai ajouté un personnage auquel, à aucun moment, le texte ne fait référence mais que les enfants ne manquent pas de remarquer ; « chat ! chat ! », disent-ils en pointant du doigt le chat noir, qui illustre ici l’angoisse du tout-petit. Les attitudes et les expressions du chat en disent long sur les états d’âme qui peuvent habiter un tout-petit, liés immanquablement à ce vécu quotidien qu’il doit apprendre à maîtriser : l’absence. Agressivité parfois, mais aussi dépit, tristesse, besoin d’affection… « Parti ! » est un livre qui parle d’amour et de joyeuses retrouvailles. Mais pas seulement…

Les bébés et la lecture motrice

J’entends souvent des parents s’inquiéter du comportement de leur petit de un an, deux ans… qui « n’est pas aussi intéressé par les livres que sa grande sœur ». La grande sœur qui  « avait écouté religieusement des dizaines histoires dès 8 ou 9 mois ». Tandis que le, ou la, plus jeune profite de chaque occasion pour filer pendant la lecture ou s’emparer du livre pour le retourner dans tous les sens, l’ouvrir et le fermer comme bon lui semble....

lectureC’est important de décoder avec pertinence ces comportements qui nous déroutent. Les petits qui semblent ainsi ne pas être intéressés par les livres sont des enfants en harmonie avec leur statut de bébé. Dès la naissance, l’activité de la pensée passe par la motricité et nous trouvons cela normal et même souhaitable dans tous les domaines de son développement, sauf lorsque nous leur lisons des livres. On pense généralement que la lecture est une activité qui doit se faire dans le calme et l’immobilité alors qu’il existe une vraie lecture motrice dans laquelle l’enfant fait du sens. Et lire, c’est avant tout faire du sens. Le tout-petit fait du sens avec son vécu, sa place dans la fratrie, sa motricité, ses gestes mentaux préférés qui peuvent être plus visuels, plus auditifs, plus moteurs. Lorsque l’on commence à lire des histoires à un bébé en respectant son rythme, ses entrées personnelles dans la lecture, le contact avec l’écrit à l’âge de 6 ans s’en trouve facilité, et non le contraire.

Les bébés ont une lecture très poétique de l’image et ont accès aux formes poétiques de la langue d’une façon insoupçonnable. Poétique parce que elliptique, qui se dit de peu de choses, et qu’un bébé perçoit là où parfois l’adulte lui-même ne voit que des détails, ou ne voit tout simplement pas.

Poétique parce qu’elle parle à l’âme.
Et les bébés ont une âme, forte, pure, éveillée.
Et je continue de découvrir avec émerveillement à quel point celle-ci peut se nourrir des livres…


 

Araignée couv1 seuleÀ paraître en septembre :   Fil à fil

« Fil à fil » raconte l’histoire d’un bébé araignée qui conquiert son autonomie, sous haute surveillance cependant…  Les dangers qui émaillent cette conquête vont être autant de petites victoires dans lesquelles un enfant se reconnaîtra.  Au gré des pérégrinations de ces héros insolites, une maman araignée et son petit, « Fil à fil » évoque avec humour et affection les inévitables avatars de ce parcours, sans en évincer la part de noirceur.

Un livre pour les tout-petits dont la figure centrale est une araignée est un projet qui me trotte (…) dans la tête depuis plusieurs années, suite à ma rencontre avec une maman dont le petit de 18 mois s’était pris de passion pour la couverture d’une BD, échappée de la bédéthèque paternelle, représentant une énorme araignée noire ! Pas exactement l’idée qu’elle se faisait d’une image appropriée à un enfant de 18 mois…

Araignée Fil à fil p.1 Cela m’avait interpellée. Et je me suis promis de creuser cette idée. Le challenge étant : comment mettre en scène une araignée en lui conférant à la fois assez de sensibilité pour susciter l’empathie, sans pour autant la dépouiller de sa charge de « noirceur », si intéressante ?.... J’ai découvert au cours d’une de mes nombreuses lectures sur les comportements des araignées que chez certaines espèces, les jeunes tissent un fil de cheminement en descendant du dos de leur mère. Si un danger menace, la mère fait vibrer les fils pour que les petits remontent sur elle.

La métaphore avec les liens préverbaux qui permettent à l‘enfant de se différencier petit à petit, de se distancier sans se perdre, m’a complètement émerveillée. J’ai construit une narration autour de ce lien vibratoire entre la mère araignée et son petit, mimant si bien la prise d’autonomie du petit humain, soutenue par le tissage de liens d’attachement avec sa mère.

Le livre est un cartonné aux coins arrondis spécialement destiné aux bébés, qui sortira en septembre prochain.  D’un format vertical facile à « feuilleter », même pour un tout-petit, il engage les enfants à y revenir à leur aise, comme ils aiment à le faire, pour  apprivoiser à leur rythme les images de cette maman araignée et les aléas de la vie d’une petite araignée qui prend le large…



Propos recueillis par Vincianne D’Anna
Juin 2013

 

crayongris2 Vincianne d'Anna est journaliste indépendante, spécialisée en littérature de jeunesse.

 

Jeanne Ashbé  a fait des études universitaires qui la mènent au Québec où elle travaille comme thérapeute du langage dans un très grand hôpital pour les enfants. A son retour en Belgique, elle met au monde une fille puis un garçon… Elle part habiter à la campagne et commence à illustrer des livres... d'école! Mais très vite, ce sont ses propres textes qu’elle met en images. Elle a toujours dessiné et a la passion des couleurs: dans sa maison, chaque pièce a une couleur différente et il y a partout des bouts de tissu qui traînent et font des taches colorées par-ci par-là, comme dans ses livres…Elle a finalement eu cinq enfants qui n'arrêtent pas de grandir…et même des petits-enfants. Elle cuisine souvent pour beaucoup de monde et joue du violoncelle… Elle est, à ce jour, l'auteur et l'illustratrice d'une cinquantaine d'albums dont une grande partie s'adresse aux tout-petits enfants. Elle travaille aussi pour la presse et anime des formations à la lecture aux tout-petits. Elle a obtenu de nombreux prix en Europe, en Asie et aux Etats-Unis et ses livres sont traduits dans une douzaine de langues.

 

Page : précédente 1 2