Lectures pour l'été de l'Année de l'Allemagne à l'ULg

 

kumpfmullerMichael Kumpfmüller, La splendeur de la vie

Après Félicie, à qui il fut fiancé deux fois, Julie, la fille d’un rabbin qu’il prétendit épouser contre l’avis de son père, et Milena, avec qui il entretint une exceptionnelle relation épistolaire, Dora Diamant est la quatrième femme qui a réellement compté dans la vie de Kafka. Il l’a rencontrée quelques mois avant sa mort à Müritz, une petite ville sur la Baltique où, rongé par la tuberculose, il séjournait chez sa sœur Elli. La splendeur de la vie, deuxième roman traduit en français de Michael Kumpfmüller après Fugue en lit mineur, raconte cette dernière relation amoureuse. Son titre, reprenant des mots écrits dans son Journal en 1921 par l’auteur du Procès, traduit fidèlement son état d’esprit durant cette année où le bonheur d’aimer et le malheur de devoir mourir parviennent tant bien que mal à cohabiter.

Nous sommes début juillet 1923. L’ancien employé dans une compagnie d’assurances fête ses 40 ans, il lui reste onze mois à vivre. Dès que Dora, une jeune comédienne de 25 ans, l’a vu sur la plage, elle en a été éprise. Et c’est par l’intermédiaire d’une future danseuse dont le «docteur», c’est ainsi qu’on l’appelle, a fait la connaisse et qui l’invite à une fête dans la colonie de vacances où elle séjourne, qu’ils vont se rencontrer. Pour ne plus se quitter. Les mois qui lui restent à vivre, Kafka les passe avec Dora à Berlin, dans des appartements plus ou moins confortables, épuisé, souffrant, peinant à s’alimenter et à se mouvoir, irrémédiablement entraîné vers la fin. Avec toujours en appui sa famille, notamment sa sœur Ottla et sa mère, ainsi que son ami Max Brod. Sa compagne a une confidente, Judith, qui, inquiète face à l’antisémitisme grandissant, envisage d’émigrer en Palestine.

Cette période de vie finalement moins connue de l’écrivain pragois, Michael Kumpfmüller la retrace avec une grande fraternité de sentiments. On découvre un Kafka non pas sinistre ou neurasthénique mais au contraire ouvert aux autres, à l’écoute et presque heureux quand sa maladie et ses multiples tracas (notamment d’argent) lui laissent quelque répit.
(trad. Bernard Kreiss, Albin Michel, 290 p.)

 

vonschirachFerdinand von Schirach, Coupables

Après Crimes, énorme succès dans son pays et traduit en français en 2011, voici Coupables. Pour chacun de ces deux recueils de nouvelles, Ferdinand von Schirach, né en 1964 à Munich, s’est probablement inspiré de son métier d’avocat spécialisé en affaires criminelles. Mais on est ici loin des effets de manche auxquels est habitué cette star du barreau très médiatique venu à 45 ans à la littérature: l’écriture, faite de phrases courtes, est sobre, distanciée, purement descriptive (lieux et sentiments), jamais «surjouée», mettant en scène «des hommes ordinaires exerçant des métiers ordinaires». La phrase «C’était des hommes tout à fait normaux et nul n’aurait imaginé qu’une telle chose put arriver», extraite du premier texte, convient parfaitement aux héros de chacune des nouvelles de ce deuxième livre. C’est en effet une normalité qui, par un coup du sort, par un événement inattendu tombe dans l’extraordinaire, que met en scène l’auteur.

Chaque histoire est le plus souvent composée de deux parties: l’exposition de l’affaire criminelle puis son traitement, éventuellement pas un procès où interviennent les avocats. Et notamment un «je» qui pourrait être Von Schirach lui-même à supposer que ces faits divers assez sordides - un viol collectif, des morts accidentelles, un jeune homme accusé de viol sur une fillette, le déni de grossesse d’une adolescente, l’assassinat d’un homme qui bat régulièrement sa femme - aient réellement eu lieu – ce que l’on est porté à croire tant ils font «vrais». Même si, finalement, cela importe peu: c’est leur charge d’humanité qui intéresse avant tout le nouvelliste – et probablement l’homme de loi. Il ne porte pas de jugement sur le fonctionnement judiciaire, sur le bien-fondé de tel ou tel verdict, se «contentant» d’observer comment, et pourquoi, une vie normale peut basculer vers l’irréversible. Chacun de ses récits, parfois poignants, raconte autant de moments de vie suscitant la réflexion tout en étant de très beaux morceaux de littérature.
(trad. Pierre Malherbet, Gallimard, 187 p.)

 

keilsonHans Keilson, Comédie en mode mineur, suivi de Là est ma maison

Né en 1909, mort en 2011 à Amsterdam où il a émigré en 1936 pour fuir les persécutions anti-juives, devenant pédopsychiatre, Hans Keilson est l’auteur d’une œuvre écrite dans sa langue natale et marquée par la résistance au nazisme. Comédie en mode mineur, publié en 1947 aux Pays-Bas, s’ouvre sur la mort d’un Juif d’une quarantaine d’années dans la maison de Wim et Marie qui le cachaient depuis un an à la demande d’un collègue de bureau. Que faire du corps alors que la ville est toujours sous le joug ennemi? Ce couple de Hollandais modestes est d’autant plus dans l’expectative qu’il ignore tout des rites d’inhumation propres à la religion juive. Le roman revient sur cette cohabitation, sur ce secret à ne jamais divulguer, même à la famille ou à la femme de ménage, sur les moments d’inquiétude et sur toutes ces questions que se posent les jeunes époux.

Ce récit simple et touchant rend compte d’un acte de résistance qui semble aller de soi pour cet homme et cette femme qui n’y étaient pas préparés. Il est suivi par les souvenirs de son auteur publiés en 2011 à Francfort. Hans Keilson, né au sein d’une famille juive peu pratiquante, évoque son enfance dans une station thermale des bords de l’Oder où la communauté juive est établie depuis 1674. Et où son père possède deux magasins dont l’un vend des articles de mode féminine. Il se souvient des premières manifestations d’antisémitisme lorsqu’il était lycéen au milieu des années 1920. Puis raconte ses études de médecine à Berlin durant lesquelles il se sent «concerné» par «la radicalisation politique des masses» entraînant des bagarres entre groupes adverses. C’est à ce moment-là qu’il commence à écrire. Avant d’être contraint de quitter son pays pour les Pays-Bas où, en 1943, il entre comme résistant dans la clandestinité. Le livre se clôt sur une longue interview avec cet écrivain devenu centenaire.
(trad.Dominique Santoni, Seuil, 224 p;)

 

schalanskyJudith Schalansky, L’Inconstance de l’espèce

En ce mois de septembre, c’est une nouvelle rentrée des classes pour Inge Lohmark, professeure de biologie de sport au collège Darwin dans une petite ville de Poméranie Occidentale, land du nord de l’ex-Allemagne de l’Est limitrophe avec la Pologne. Elle retrouve ses élèves après six semaines de vacances. Des élèves de moins en moins nombreux. Car, depuis la chute du Rideau de Fer, la région, dont le taux de natalité est extrêmement faible, se dépeuple, ses habitants choisissant d’aller vivre ailleurs, telle sa fille installée en Californie. Une entreprise de déménagement récemment installée dans la galerie marchande tient d’ailleurs bien à préciser qu’elle livre «dans toute l’Allemagne!».

Née en 1980 dans cette région, Judith Schalansky propose avec ce roman jalonné de dessins extraits d’un manuel de biologie une percutante radiographie de la RDA d’après la réunification vue par le prisme de son héroïne quelque peu déboussolée. Cette enseignante regarde ce qui l’entoure comme si elle n’était pas concernée. C’est distraitement, presque narquoise, qu’elle écoute par exemple discuter ses collègues, l’un d’entre eux se montrant convaincu que la nouvelle donne, qu’il qualifie d’«annexion», n’est qu’un accident de l’histoire et que la «révolution authentique» est pour demain. Elle ne semble se réveiller que lorsque son directeur qui, lui, s’est complètement adapté à la situation, l’incite à «anticiper» la fermeture probable du collège en «cherchant un autre domaine d’activité». En d’autres mots: aller enseigner des «leçons de choses» en primaire.

Elle dont le mari s’est lancé dans l’élevage d’autruches semble vivre dans une strate parallèle, analysant la vie humaine sous l’ange exclusif de sa discipline. Elle parle de l’évolution de la terre et de l’homme, de l’influence de l’environnement sur toutes les espèces vivantes, de la nécessaire adaptation de celles-ci aux conditions externes, des relations entre les espèces ou de leur instinct de survie, sans s’apercevoir qu’une élève de sa classe est victime de brimades répétées de la part de ses camarades. Ce roman étrange, parfois désarçonnant, prend intelligemment le pouls d’un monde en perdition.
(trad. Matthieu Dumont, Actes Sud, 229 p.) - Voir aussi la présentation de cet ouvrage dans Mixed Zone1

 

drvenkarZoran Drvenkar, Toi

drvenkar-sorryDans Sorry, le premier thriller paru en 2011 de Zoran Drvenkar, né en Croatie en 1967 mais de nationalité allemande, quatre trentenaires à la tête d’une société dont l’objet est de s’excuser à la place des autres découvraient clouée sur un mur une femme, chez qui ils venaient faire repentance par procuration. Alors que ce roman alternait les «je», «tu», «il», ce nouvel opus, Toi, est tout entier écrit à la deuxième personne du singulier. Mais le «tu» identifie des personnes différentes. Il peut s’agir du Voyageur, un homme qui étrangle vingt-six personnes bloquées dans un immense embouteillage lors d’une tempête. Puis l’une des cinq inséparables et insouciantes adolescentes dont la vie va déraper. Et ainsi de suite, tous ces gens finissant par se retrouver dans un hôtel en Norvège. Cette alternance de personnes, doublée d’un savant mélange temporel, complexifie encore un peu plus ce thriller désarçonnant, surtout dans un genre aussi codifié. On se trouve devant un intrigant puzzle qui, jamais ne lâche sa proie, c’est-à-dire vous.
(trad. Corinna Gepner, 567 p.)


 

Michel Paquot
Juin 2013

crayongris2Michel Paquot est journaliste indépendant et chroniqueur littéraire

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