Les jeux vidéo indépendants : présentation et enjeux

Les jeux indépendants : des discours différents ?

World of Goo, un gameplay simple mais innovant

wgoopcQu’en est-il des jeux ? Véhiculent-ils des idées particulières, que les gros éditeurs ne permettraient pas ? Au regard des œuvres les plus connues de ces dernières années, nous pouvons distinguer quelques singularités :

  1. l'innovation dans les mécaniques de jeu. World of Goo ou Flower sont très simples mais généralement bien accueillis par la critique car ils créent de nouvelles mécaniques de jeu, sortant des genres bien définis et répétés à longueur de jeux ;
  2. la liberté de la direction artistique. Alors que Limbo (Playdead, 2001) a fait le pari du noir et blanc, Braid (Number None Inc., 2009) recourt à une esthétique proche du pastel. Si de grands éditeurs font parfois le pari de l'originalité au niveau esthétique (citons par exemple Mirror's Edge, Dice, Electronic Arts, 2008), cela reste beaucoup plus rare.
  3. un discours sur le média. Super Meat Boy est, comme nous l'avons dit, une sorte de déclaration d'amour à l'âge d'or des jeux de plateformes. Citons aussi Minecraft (Mojang, 2011) et son esthétique proche du pixel art4 et des premiers jeux vidéo.

L'absence d'œuvres engagées politiquement ou débordant du cadre strict du « jeu » dans ces œuvres les plus connues peut étonner, car elle n'est pas à l'image de la vivacité du secteur. Un jeu comme Avenue de l'école de Joinville (Sylvain Payen & Al, 2011) se sert justement des mécaniques de jeu pour délivrer un message politique ou susciter une réflexion : le joueur est amené à essayer de gérer un centre de rétention pour personnes sans papier, ce qui est rendu impossible par les règles de jeu reflétant les contraintes de la loi. Nous pouvons avancer quelques hypothèses sur cette absence de la scène grand public : la limitation des grandes plateformes de téléchargement5, ou encore la peur d'un étiquetage parfois lourd à porter de serious games ou jeux sérieux (logiciels ayant recours à des techniques des jeux vidéo pour développer un propos pédagogique, politique, ou idéologique).

Certaines expérimentations intéressantes viennent parfois du champ universitaire. Au Danemark, le spécialiste de la ludologie – discipline crée pour aborder le jeu vidéo avant tout comme un jeu, avec ses règles et mécanismes, créée en réaction aux études récurrentes des jeux par la narratologie (étude du récit) – Gonzalo Frasca a créé September 12th (Newsgaming, Gonzalo Frasca), un jeu de tir engagé contre les bombardements occidentaux au Moyen-Orient6. En France, c'est Sébastien Genvo, un des grands spécialistes francophones du gameplay, qui s'est essayé à la création, dans le cadre d'une recherche sur la possibilité pour ce médium d'être expressif, avec Keys of GameSpace. An expressive game (Sébastien Genvo, 2011).Ce jeu aborde des thèmes aussi délicats que la dépression et les traumatismes psychologiques.

flower-playstation-3-ps3Flower, une expérience où l'émotion est au premier plan

Enfin, la reconnaissance institutionnelle de jeux tels que Cart Life (Richard Hofmeier, 2013), qui a reçu plusieurs prix lors de l'édition 2013 du Festival du jeu indépendant à San Francisco, montre qu'il existe bien des jeux vidéo ayant pour ambition de porter un regard particulier sur la société. En l'occurrence, il s'agit de découvrir la vie de vendeurs d'une petite ville américaine. Ses récompenses obtenues lors du principal événement de la communauté indie et sa distribution sur la plateforme de téléchargement Steam laissent à penser que nous ne sommes qu'au début du développement de ce genre d'œuvres.

L'âge de la reconnaissance

Le secteur indépendant de l'industrie du jeu vidéo a pris une nouvelle ampleur devant les succès commerciaux et d'estime. Les grands éditeurs comme Microsoft et Sony sont prêts à payer7 les développeurs pour l'exclusivité, même temporaire, de certains titres – un phénomène intéressant lorsque l'on sait que cela n'arrive quasiment plus pour les « grands » jeux. Par ailleurs, Microsoft organise chaque été le Summer of Arcade, un événement promotionnel mettant en lumière les jeux indépendants de sa plateforme. Nintendo semble pour sa part vouloir accroître son importance dans ce domaine8.

La reconnaissance arrive aussi du côté des médias les plus traditionnels, tel que Le Monde : le site du quotidien parle à présent régulièrement de jeux vidéo à travers le blog spécialisé Playtime, qui fait la part belle aux jeux indépendants. Le quotidien a par ailleurs hébergé lui-même un « jeu sérieux » sur les primaires du Parti Socialiste9.

Nous l'avons vu, les enjeux du jeu vidéo indépendant sont multiples, tant au niveau économique que culturel, voire même politique. Grâce au développement et à la stabilisation d'une série de nouveaux canaux de diffusion depuis 2007-2008, ce champ a la possibilité de s'étendre, de se montrer au grand public, avec jusqu'à présent un certain succès. On est en droit de se demander si la mise en lumière du secteur indépendant ne permettra pas d'enfin accélérer la maturation d'une industrie souvent dépeinte comme stagnante10.

Pierre-Yves Hurel
Mai 2013

crayongris2Pierre-Yves Hurel est doctorant en Arts et Sciences de la Communication, à la faculté de Philosophie et Lettre de l'Université de Liège. Il réalise une thèse sur les différentes formes de récits interactifs (jeux vidéo, webdocumentaires, films interactifs, etc.)


 

4  Le pixel art est un courant artistique dont les œuvres sont créées pixel par pixel. Voir par exemple : http://hello.eboy.com/eboy/category/pixoram
 
5 Voir par exemple le refus d’Apple de distribuer Sweatshop HD, un jeu critique à l’égard de la production textile. Dans ce cas, la question de l'indépendance des développeurs se situe au niveau de la distribution et non plus de l’édition. À noter que le jeu est jouable en version Flash.

6 Jouable en ligne depuis le site de l'auteur

7 Selon certains développeurs, l'exclusivité leur est plutôt imposée que négociée : http://www.eurogamer.net/articles/2011-11-21-making-an-xbla-game-the-inside-story-article

8 Voir l'interview de Dan Adelman, qui travaille pour Nintendo au sujet de ses relations avec les développeurs indépendants :

9On peut aussi qualifier ce jeu de newsgame, ou jeu journalistique, un sous-genre encore très rare et expérimental. Nabil Wakim, journaliste au Monde, explique la démarche de l'organe de presse : http://www.franceculture.fr/2011-06-23-lemonde-fr-lance-un-jeu-video-sur-les-primaires-socialistes.html

10 Lire, à titre d'exemple, la récente intervention de David Cage, toujours très critique sur l'industrie du jeu vidéo

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