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Les jeux vidéo indépendants : présentation et enjeux

14 May 2013
Les jeux vidéo indépendants : présentation et enjeux

Depuis 2007-2008 et le succès impressionnant de quelques jeux vidéo « indépendants », ce secteur a considérablement accru sa visibilité. Quelles sont ses particularités économiques et culturelles ? Passage en revue de quelques enjeux portés par ces productions parfois étranges, souvent originales.

Super Meat Boy, un hommage aux jeux de plateforme d'antan

super-meat-boy-pcDe qui ou de quoi certains jeux sont-ils indépendants ? Généralement, on considère qu'il s'agit d'œuvres qui ont été réalisées en dehors des circuits de production habituels. En particulier, ces studios de développement sont indépendants des éditeurs – l'éditeur de jeux vidéo est comparable au producteur du cinéma : il s'occupe principalement du financement, de la distribution et de la promotion – et donc de leurs politiques éditoriales. Les auteurs d'« indie games » revendiquent leur liberté de création et une certaine originalité tant au niveau graphique que scénaristique ou des mécaniques de jeu. Ils portent ainsi une critique contre le jeu vidéo traditionnel, considéré comme la déclinaison multiple de quelques recettes commerciales. La différence des moyens est conséquente : la taille des équipes de développeurs indépendants est en général de 1 à 4 personnes – la question de la taille des équipes comme étant un élément de la définition du secteur indépendant fait toujours débat. Certains incluent des studios de plus grande envergure comme PlatinumGames Inc. par exemple – alors que les jeux traditionnels ont des budgets comparables aux productions hollywoodiennes1.

Parmi les jeux récents ayant le plus fait parler d'eux, citons quelques exemples :

  • Super Meat Boy (Team Meat, 2010) est un jeu de plateforme dont la difficulté punitive et les nombreuses références culturelles en font une ode aux jeux vidéo des années 80 ;
  • Flower (thatgamecompany, 2009) demande au joueur de contrôler le vent pour faire voler des pétales de fleurs. Il offre une expérience très contemplative, qui se retrouve dans Journey (2012), le deuxième jeu du même développeur ;
  • dans World of Goo (2D Boy, 2008), il s'agit de créer des structures avec de petites boules (des « goos » ) pour les amener jusqu'au point prévu.

Le développement d'une distribution alternative

L'apparition sur la scène grand public de ce secteur indépendant coïncide avec la création d'une série de plateformes de téléchargement de jeux dématérialisés – les enjeux du jeu indépendant croisent ainsi régulièrement ceux de la dématérialisation (les nouvelles formes de distribution), le jeu multijoueur en ligne, la participation du public au financement ou à la création de l'œuvre, la vente de jeux par épisodes ou de contenus additionnels – qui ont grandement facilité leur accessibilité et leur diffusion. Les plus influentes à ce niveau sont, côté PC : Steam de l'enteprise Valve, et côté consoles : le Xbla sur Xbox 360 (Microsoft), le PSN sur Playstation 3 (Sony), puis le Wiiware sur Wii (Nintendo). Nous pourrions aussi citer leurs équivalents sur téléphones portables, Apple Store et Google Play en tête. Enfin, la technique d'animation « flash », qui permet de créer des jeux jouables depuis le navigateur internet de son ordinateur, a largement participé à cette mise en lumière des indépendants. Pour autant, les relations entre développeurs et plateformes de téléchargement ne sont pas toujours faciles. Microsoft est par exemple souvent dépeint comme très dur en affaires, au détriment des développeurs2.

Les premières expérimentations en termes de dématérialisation des jeux vidéo datent en fait des années 19803. À cette époque, le cycle de remplacement des machines est toutefois plus rapide (une console dure alors 4 à 5 ans contre environ le double actuellement) et l'obsolescence de ces systèmes est vite atteinte. De plus, les acteurs de la distribution des consoles et jeux physiques, qu'ils soient spécialisés ou non, ont freiné au maximum le développement de ces circuits de distribution concurrents : encore récemment, la distribution a très mal accueilli la sortie de la console PSP Go, console portable dont les jeux ne sortent qu'en version dématérialisée. Enfin, bien entendu, l'accès aux réseaux n'était pas ce qu'il est devenu – pour pallier ce manque d’interconnexion, Nintendo a tenté par exemple de mettre des bornes de téléchargement dans une série de magasins au Japon entre 1986 et 1992. Le coût très élevé que cela représentait pour le consommateur est une raison supplémentaire de l'échec temporaire de ces systèmes. Cette époque semble loin : à titre d'exemple, en janvier 2012, le développeur de Super Meat Boy a annoncé avoir vendu plus d'un million d'exemplaires de son jeu.

Par ailleurs, le secteur du jeu indépendant commence à utiliser Internet pour mettre en place de nouveaux systèmes de financement. Des sites tels que Kickstarter.com ou Indiegogo.com invitent la communauté de joueurs à financer eux-mêmes les jeux qu'ils souhaitent voir aboutir. Enfin, les artistes du secteur indépendant profitent généralement du succès de leurs jeux grâce au système des royautés, contrairement au secteur traditionnel qui recourt au salariat à temps fixe.

La figure de l'artiste dans le jeu vidéo : une nouveauté ?

Le jeu vidéo « indé » est loin d'être né en 2008. Dans les années 1980, alors que le champ économique était encore en structuration, beaucoup des développeurs étaient indépendants. Surtout, les conditions de développement des jeux ressemblaient à celles des indépendants actuels : de petites équipes passionnées opérant avec très peu de moyens. Puis la communication des grands acteurs du secteur, notamment les constructeurs de consoles, s'est concentrée sur les innovations technologiques. La concurrence aidant, le jeu vidéo s'est engagé dans une course perpétuelle à l'augmentation de ses capacités techniques (qualité de l'image, du son, taille de la mémoire, etc.). Il est rapidement devenu impossible de proposer des jeux sur ces consoles sans augmenter considérablement les coûts et la taille des équipes.

Parallèlement à cette structuration du jeu vidéo autour de gros éditeurs dans les années 1990, le jeu vidéo indépendant a continué d'exister de manière marginale, principalement sur PC. Avant la démocratisation d'Internet (et surtout du haut débit), la diffusion de ces jeux était souvent artisanale : échanges de disquettes lors des rencontres entre indépendants ou encore envois postaux. Certains magazines étaient aussi accompagnés d'une disquette puis d'un CD-ROM reprenant certains de ces jeux. Ces irréductibles indépendants remettaient – et remettent – en cause cette course à la technologie pour y préférer la créativité. Un argument qu'a récupéré un grand acteur du jeu vidéo, Nintendo, pour la promotion de la Wii.

Les créateurs indépendants revendiquent leur statut d'artiste, notamment en reprenant à leur compte la faible taille de leurs équipes. Cet argument est entendu notamment dans le documentaire « Indie Game : The Movie ». Être peu nombreux permettrait de créer un objet plus personnel. Ils représentent alors une alternative aux rares figures de créateurs du jeu vidéo, qui commencent à être relativement connues du grand public. Citons, par exemple, les Japonais Shigeru Miyamoto (les séries Mario et Zelda) ou Hideo Kojima (la série Metal Gear) ; ou encore les Français David Cage (Heavy Rain, Quantic Dream, Sony, 2010) ou Éric Viennot (In Memoriam, Lexis Numérique, Ubisoft, 2003). Ces game designers sont généralement décrits comme l'équivalent du réalisateur au cinéma dans les grands médias. Il s'agit donc d'une figure très différente des indépendants, ermites aux moyens limités contrôlant tous les détails de leurs œuvres.



1 Blanchet Alexis, 2010, Des pixels à Hollywood / Cinéma et jeu vidéo, une histoire économique et culturelle, Paris, Pix'n love éditions.
2 Voir par exemple cet éditorial de IGN.com ( un site important dans la presse vidéoludique) :

3 Lire à ce sujet l'article très intéressant d'Alexis Blanchet, dont nous reprenons des informations dans les deux paragraphes Alexis Blanchet, « Download… Une courte histoire de la dématérialisation des jeux vidéo », Mise au point [En ligne], 4 | 2012, mis en ligne le 30 août 2012, consulté le 08 mai 2013.


Les jeux indépendants : des discours différents ?

World of Goo, un gameplay simple mais innovant

wgoopcQu’en est-il des jeux ? Véhiculent-ils des idées particulières, que les gros éditeurs ne permettraient pas ? Au regard des œuvres les plus connues de ces dernières années, nous pouvons distinguer quelques singularités :

  1. l'innovation dans les mécaniques de jeu. World of Goo ou Flower sont très simples mais généralement bien accueillis par la critique car ils créent de nouvelles mécaniques de jeu, sortant des genres bien définis et répétés à longueur de jeux ;
  2. la liberté de la direction artistique. Alors que Limbo (Playdead, 2001) a fait le pari du noir et blanc, Braid (Number None Inc., 2009) recourt à une esthétique proche du pastel. Si de grands éditeurs font parfois le pari de l'originalité au niveau esthétique (citons par exemple Mirror's Edge, Dice, Electronic Arts, 2008), cela reste beaucoup plus rare.
  3. un discours sur le média. Super Meat Boy est, comme nous l'avons dit, une sorte de déclaration d'amour à l'âge d'or des jeux de plateformes. Citons aussi Minecraft (Mojang, 2011) et son esthétique proche du pixel art4 et des premiers jeux vidéo.

L'absence d'œuvres engagées politiquement ou débordant du cadre strict du « jeu » dans ces œuvres les plus connues peut étonner, car elle n'est pas à l'image de la vivacité du secteur. Un jeu comme Avenue de l'école de Joinville (Sylvain Payen & Al, 2011) se sert justement des mécaniques de jeu pour délivrer un message politique ou susciter une réflexion : le joueur est amené à essayer de gérer un centre de rétention pour personnes sans papier, ce qui est rendu impossible par les règles de jeu reflétant les contraintes de la loi. Nous pouvons avancer quelques hypothèses sur cette absence de la scène grand public : la limitation des grandes plateformes de téléchargement5, ou encore la peur d'un étiquetage parfois lourd à porter de serious games ou jeux sérieux (logiciels ayant recours à des techniques des jeux vidéo pour développer un propos pédagogique, politique, ou idéologique).

Certaines expérimentations intéressantes viennent parfois du champ universitaire. Au Danemark, le spécialiste de la ludologie – discipline crée pour aborder le jeu vidéo avant tout comme un jeu, avec ses règles et mécanismes, créée en réaction aux études récurrentes des jeux par la narratologie (étude du récit) – Gonzalo Frasca a créé September 12th (Newsgaming, Gonzalo Frasca), un jeu de tir engagé contre les bombardements occidentaux au Moyen-Orient6. En France, c'est Sébastien Genvo, un des grands spécialistes francophones du gameplay, qui s'est essayé à la création, dans le cadre d'une recherche sur la possibilité pour ce médium d'être expressif, avec Keys of GameSpace. An expressive game (Sébastien Genvo, 2011).Ce jeu aborde des thèmes aussi délicats que la dépression et les traumatismes psychologiques.

flower-playstation-3-ps3Flower, une expérience où l'émotion est au premier plan

Enfin, la reconnaissance institutionnelle de jeux tels que Cart Life (Richard Hofmeier, 2013), qui a reçu plusieurs prix lors de l'édition 2013 du Festival du jeu indépendant à San Francisco, montre qu'il existe bien des jeux vidéo ayant pour ambition de porter un regard particulier sur la société. En l'occurrence, il s'agit de découvrir la vie de vendeurs d'une petite ville américaine. Ses récompenses obtenues lors du principal événement de la communauté indie et sa distribution sur la plateforme de téléchargement Steam laissent à penser que nous ne sommes qu'au début du développement de ce genre d'œuvres.

L'âge de la reconnaissance

Le secteur indépendant de l'industrie du jeu vidéo a pris une nouvelle ampleur devant les succès commerciaux et d'estime. Les grands éditeurs comme Microsoft et Sony sont prêts à payer7 les développeurs pour l'exclusivité, même temporaire, de certains titres – un phénomène intéressant lorsque l'on sait que cela n'arrive quasiment plus pour les « grands » jeux. Par ailleurs, Microsoft organise chaque été le Summer of Arcade, un événement promotionnel mettant en lumière les jeux indépendants de sa plateforme. Nintendo semble pour sa part vouloir accroître son importance dans ce domaine8.

La reconnaissance arrive aussi du côté des médias les plus traditionnels, tel que Le Monde : le site du quotidien parle à présent régulièrement de jeux vidéo à travers le blog spécialisé Playtime, qui fait la part belle aux jeux indépendants. Le quotidien a par ailleurs hébergé lui-même un « jeu sérieux » sur les primaires du Parti Socialiste9.

Nous l'avons vu, les enjeux du jeu vidéo indépendant sont multiples, tant au niveau économique que culturel, voire même politique. Grâce au développement et à la stabilisation d'une série de nouveaux canaux de diffusion depuis 2007-2008, ce champ a la possibilité de s'étendre, de se montrer au grand public, avec jusqu'à présent un certain succès. On est en droit de se demander si la mise en lumière du secteur indépendant ne permettra pas d'enfin accélérer la maturation d'une industrie souvent dépeinte comme stagnante10.

Pierre-Yves Hurel
Mai 2013

crayongris2Pierre-Yves Hurel est doctorant en Arts et Sciences de la Communication, à la faculté de Philosophie et Lettre de l'Université de Liège. Il réalise une thèse sur les différentes formes de récits interactifs (jeux vidéo, webdocumentaires, films interactifs, etc.)


 

4  Le pixel art est un courant artistique dont les œuvres sont créées pixel par pixel. Voir par exemple : http://hello.eboy.com/eboy/category/pixoram
 
5 Voir par exemple le refus d’Apple de distribuer Sweatshop HD, un jeu critique à l’égard de la production textile. Dans ce cas, la question de l'indépendance des développeurs se situe au niveau de la distribution et non plus de l’édition. À noter que le jeu est jouable en version Flash.

6 Jouable en ligne depuis le site de l'auteur

7 Selon certains développeurs, l'exclusivité leur est plutôt imposée que négociée : http://www.eurogamer.net/articles/2011-11-21-making-an-xbla-game-the-inside-story-article

8 Voir l'interview de Dan Adelman, qui travaille pour Nintendo au sujet de ses relations avec les développeurs indépendants :

9On peut aussi qualifier ce jeu de newsgame, ou jeu journalistique, un sous-genre encore très rare et expérimental. Nabil Wakim, journaliste au Monde, explique la démarche de l'organe de presse : http://www.franceculture.fr/2011-06-23-lemonde-fr-lance-un-jeu-video-sur-les-primaires-socialistes.html

10 Lire, à titre d'exemple, la récente intervention de David Cage, toujours très critique sur l'industrie du jeu vidéo


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