Et si nous brisions les mythes de l’artiste?

Des écrivains ancrés dans le réel, entre pouvoirs publics et nécessité des réseaux

À regarder le profil des écrivains, il n’est souvent pas fortement différent de celui des musiciens tels que Michel Delville. Björn-Olav Dozo s’est intéressé de près à la sociologie de la littérature, en analysant les statuts et trajectoires de vie de cinq cents écrivains belges francophones durant l’entre-deux guerres. Parmi eux, presque tous ont un autre métier. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils ne peuvent acquérir une légitimité symbolique. Un moyen d’y arriver est de développer un réseau au sein des personnes représentatives du milieu. « En Belgique francophone, développe le chercheur, il est très difficile pour un auteur d’obtenir un capital symbolique sans un minimum de capital relationnel. À l’inverse, avoir un haut capital relationnel ne garantit pas un grand capital symbolique. Il faut que l’auteur fasse ses preuves. » Mais isolé, si talentueux soit-il, il aura peu de chances d’être intégré dans les hautes sphères. « Cette notion d’importance du réseau, je pense que c’est une des rares vérités du monde artistique ». 

« Plus récemment, explique le chercheur, une étudiante a réalisé une enquête sociologique autour de la publication de premiers romans en Belgique d’aujourd’hui. Trois profils principaux ont été dévoilés. Un premier pôle peu légitime, dans lequel les auteurs écrivaient un roman pour la beauté du geste tout en exerçant une autre profession. Un pôle plus consacré, où les écrivains ont eu préalablement une carrière littéraire autre, dans la poésie, le théâtre, ou les académies, et enfin, un pôle repéré par l’institution, au sein duquel les auteurs vivent de prix, de subsides et de la vente de leur roman. Les représentants de ce dernier pôle sont évidemment très peu nombreux. » Cette étude démontre qu’en Belgique, il est presque impossible de vivre exclusivement de sa plume sans une légitimité institutionnelle. Et encore une fois, pour être reconnu par l’institution, connaître ses représentants est une belle porte d’entrée. Sans un bon réseau, cette reconnaissance devient bien difficile à obtenir.

En Belgique, une des principales contraintes est certes la taille du marché. Pour vivre de leur plume, beaucoup d’auteurs se tournent vers le marché français, qui évolue différemment. « Il est encore possible, en France, d’émerger avec l’aide d’un éditeur reconnu. D’un autre côté, Bernard Lahire2 a mené une étude sur le profil de tous les écrivains d’une région française. Il dévoilait une réalité similaire à la situation belge. La plupart de ces auteurs avaient un métier alimentaire sur le côté. »  

Vers une nouvelle réciprocité

Pour conclure, en Belgique francophone, vivre de son art semble être une possibilité, mais qui requiert pas mal d’habilité de la part des artistes. Les conditions pour y arriver sont nombreuses, et la réalité difficile, bien loin des mythes véhiculés par les grands discours bourgeois et romantiques. Souvent, une bi-professionnalisation est nécessaire. Les différentes activités peuvent se nourrir mutuellement et enrichir le parcours de vie créatif d’un artiste, comme le montrent les cas de Michel Delville et d’Érik Spinoy.

Autrement, pour que l’exploitation d’une œuvre soit rentable pour l’artiste, face à l’étroitesse du marché, les pouvoirs publics ont un rôle important à jouer. Sans pour autant revenir à un mécénat public décrié par les tenants d’une intégrité artistique entièrement libre, il est pratiquement impossible de pouvoir vivre de son art sans obtenir une légitimité institutionnelle. Les artistes belges ont donc un besoin auquel doivent répondre les pouvoirs publics, dans une nouvelle discussion. Car à observer les indignations des artistes face aux mesures culturelles prises ces dernières mois, il semble y avoir une déconnexion totale entre les enjeux citoyens et les enjeux financiers, dans le domaine culturel comme ailleurs. 

Une reconnaissance publique semble plus forte quand elle s’additionne à un autre facteur, celui de la reconnaissance symbolique du milieu de l’artiste. L’artiste légitimé et porté par ses pairs peut côtoyer parfois plus facilement les instances décisionnelles. L’artiste qui vit de ses créations, plus que jamais, est un homme ou une femme du monde, qui se crée un réseau pour s’ancrer dans la société. Il est sur le terrain, constamment, et est bien un observateur autant qu’un acteur du monde, bien loin de sa tour d’ivoire, et face à des difficultés accrues en temps de crise. Il va de l’avant, et de plus en plus, est entrepreneur.

Face à Internet, et au pillage des œuvres, une nouvelle réciprocité est à trouver, comme l’explique Jérôme Giusti dans son texte « L’artiste du 21e siècle reste encore à inventer », conclusion de l’ouvrage « Vivre de son art ». « Les opérateurs Internet doivent aussi offrir la réciproque. Ce sont de nouveaux médias. Ils recréent bien une intermédiation entre l’artiste, l’œuvre et le public. » Il est important de réfléchir à de nouveaux outils, et à de nouveaux moyens de rémunérer l’artiste dans ce nouveau mode de consommation.

L’établissement d’un statut d’artiste réel et reconnu pourrait être une solution pour rendre la condition de l’artiste moins précaire. Il devrait avant tout être le fruit de la reconnaissance du travail invisible entre deux rémunérations ponctuelles, et non un chômage permettant de couvrir l’intermittence. Certes, les artistes vivent dans des systèmes de rémunération où l’emploi n’est pas suffisant pour vivre, sans compter que les créateurs ont besoin de longues périodes pour réfléchir, mûrir des choix artistiques, périodes impossibles s’ils sont sujets à de constantes courses aux cachets. Une véritable protection du statut d’un artiste ne devrait pas prendre uniquement en compte l’exécution de ses œuvres, mais être basée sur un étalon qualitatif plus complexe, qui rendrait justice à l’ensemble de ses initiatives et de son travail quotidien.

SMart, protection des artistes et pédagogie

SMart (Société Mutuelle pour artistes) a été créée en 1998 pour aider les artistes belges à faire face à la complexité administrative. Partant de l’idée que le secteur culturel est un secteur économique à part entière, SMart s’est donné pour mission de débroussailler le statut des artistes, de faire pression pour trouver des solutions vers une meilleure adaptabilité de la législation par rapport à la réalité vécue par les acteurs de spectacle vivant. Aujourd’hui, Smart compte environ 40 000 membres. Des dizaines de milliers de contrats entre artistes et employeurs passent par l’organisation chaque année, représentant plusieurs dizaines de millions d’euros traités. 

Au delà de l’aide administrative et de la pression exercée pour une stabilisation sociale des artistes, Smart a également développé depuis 2007 un bureau d’études chargé d’une mission de pédagogie et de sensibilisation. La finalité du bureau est de faire reconnaître le secteur artistique comme secteur économique, de considérer les métiers artistiques en tant que profession, pour permettre aux citoyens de mieux comprendre la réalité économique de l’artiste et de l’intermittent, et ainsi améliorer ses conditions de travail. À ce titre, le bureau a publié plusieurs ouvrages destinés à briser les mythes de la vie d’artiste, pour en dépeindre les réalités sociales, économiques et professionnelles.

Un rayonnement pour l’Europe

Initiative belge de gestion de projets artistiques, la création de SMart a permis d’assainir la vie socioprofessionnelle de bien des artistes qui, autrement, se retrouvaient parfois bien seuls et bien perdus face à l’administration ou à leurs employeurs. Au delà de ces facilités, SMart répand indirectement une reconnaissance et une légitimité professionnelle de l’artiste. L’idée est donc belle, et elle fonctionne. Bien implantée en Belgique, l’organisation a déjà séduit la France (SMart FR est créé en 2009). L’ambition, à terme, est de répandre l’organisation partout en Europe et d’étudier pour comprendre avant d’agir et d’influencer les initiatives publiques de chaque nation pour aider le secteur culturel à trouver sa place dans la société.

Philippe Lecrenier
Juillet 2013

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Philippe Lecrenier est journaliste, diplômé de l'ULg en information et communication à finalité presse écrite et audiovisuelle.

 

Site SMart France
Site SMart Europe


2 Bernard Lahire, La condition littéraire : la double vie des écrivains, Ed. La découverte, Paris, 2006

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