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Et si nous brisions les mythes de l’artiste?

11 juillet 2013
Et si nous brisions les mythes de l’artiste?

Jeunesse blesséeEn temps de crise, alors que les ceintures se resserrent dans tous les secteurs, et que les minorités sociales se sentent lésées, il est plus important que jamais de se poser des questions pour comprendre les difficultés vécues par ces classes. Le milieu artistique en est un exemple éloquent. Il s’est sans cesse battu pour se professionnaliser, et a aujourd’hui plus que jamais besoin d’une nouvelle légitimité et d’une révision de son statut social. Ce qui n’est pas évident, en regard des multiples facettes des activités artistiques, ce qu’illustre un ouvrage dernièrement publié par SMart France1.

Jeunesse blessée © V. Vercheval

Lève-tard, isolé, rêveur, fantaisiste, sensible, considérant comme secondaires les besoins matériels et le confort de vie, mais aussi détaché de la réalité, incapable de rigueur de sérieux, de s’intégrer dans une société du travail, parasite ou outrageusement riche, marginal, alcoolique, drogué et peut-être suicidaire, mal nécessaire pour certains politiques, amuseur de galerie ou empêcheur de tourner en rond pour d’autres : voilà quelques stéréotypes, des mythes qui, depuis le début 19e siècle, ont la vie dure. Et par temps de crise, où les discours et les points de vue s’échauffent et se répandent sans nuance, ces idées se font parfois encore plus solides. Avant même de se demander si l’art et les artistes sont utiles au sein d’une société, il est tout d’abord primordial de réellement comprendre ce qu’ils sont, d’où ils viennent, et à quoi ils aspirent. En historisant la problématique, et en resocialisant, en contextualisant les trajectoires de vie, les combats et les ambitions de la communauté, des chercheurs et des associations, notamment la SMart, ouvrent peu à peu une belle réflexion sur le sujet.

Statut d’artiste et statuts de l’artiste

Au fond, l’artiste, dans une société, c’est quoi ? Quelle est sa place ? Quel est son statut ? Il y a d’emblée un amalgame à écarter, concernant la notion administrative de « statut d’artiste », trouvaille pour le moment peu solide qui vise à apporter une indemnité de chômage à certains intermittents du spectacle, quand ces derniers ne sont pas sous contrat. Tous les artistes n’y ont pas accès, et ceux qui l’ont restent chômeurs, dans une situation précaire, et partagent toutes les stigmatisations que subissent les personnes en recherche d’emploi.

À cette situation, il faut opposer la notion artistique du statut de l’artiste. Le statut de l’artiste, c’est la manière dont son activité est définie et considérée en tant qu’activité artistique, les protections, les devoirs et les droits qui en découlent. C’est également sa réalité sociale, ses habitudes, ses techniques de production, de promotion, tout ce qui caractérise, en somme, les manières qu’a l’artiste de s’intégrer dans une société en tant que citoyen et travailleur.

Peut-être, une bonne compréhension du statut de l’artiste permettrait-elle de sensibiliser les citoyens et les décideurs publics, et dès lors, d’imaginer un statut d’artiste répondant aux besoins de cette classe professionnelle particulière. D’où l’importance de définir la fonction d’artiste et de l’historiciser, ambition du dernier ouvrage paru chez SMart, Vivre de son art, Histoire du statut de l’artiste du 15e au 21e siècle.

Un combat sans fin aux multiples facettes

vivredesonartL’ouvrage, fruit d’une collaboration de chercheurs sous la direction de l’historienne Agnès Graceffa, s’intéresse à l’histoire du statut de l’artiste en France, et ce, de la fin du Moyen Âge à nos jours. Les liens avec la Belgique sont cependant multiples. Tout d’abord, on y trouve un article de Björn-Olav Dozo, sociologue de la littérature à l’ULg, qui peint le profil social des écrivains belges francophones de l’entre-deux guerres. Céline de Potter, doctorante à l’Université de Lille 3 et à l’ULB consacre, elle, sa contribution au parcours d’illustrateurs belges, toujours durant l’entre-deux guerres. Enfin, historiquement, la Belgique est pour maintes raisons liée à la France (proximité, partage d’événements historiques, relations entre les deux nations…), et les réalités peintes dans l’hexagone au fil des siècles peuvent donner des indicateurs précis de la manière dont les conditions sociales évoluent dans nos régions.

D’un point de vue plus général, les angles de l’ouvrage varient : historiques, sociaux, économiques, juridiques. Ils permettent, au fur et à mesure de la lecture, d’appréhender une réalité complexe, multiple, et en évolution permanente, mue par un mécanisme constant de professionnalisation des artistes et d’innovations technologiques. Les pages jonglent habilement entre monographies et cas isolés représentatifs d’une époque précise, et considérations plus larges des caractéristiques d’une communauté artistique et de son évolution d’une décennie à l’autre, ou d’un siècle à l’autre.

L’ouvrage passe donc de l’émergence de l’acteur professionnel dès la renaissance à des réalités plus actuelles, en passant par la peinture, la musique, populaire et déconsidérée ou académique et issue du conservatoire, la littérature, et l’émergence de la figure de l’éditeur au 19e siècle, la photographie, les arts plastiques, l’apparition du chorégraphe, qui n’est timidement considéré comme artiste qu’à partir du 19e siècle, l’arrivée du cinéma, etc. Le lecteur y trouvera, à l’aide d’anecdotes parfois croustillantes, l’émergence d’initiatives pour garantir la sécurité des artistes, tant publiques que corporatives ou privées. Lui seront exposés la naissance du droit d’auteur, et les notions de paternité des œuvres en tant que produits intellectuels, le conservatisme de l’art et les salons parisiens, les artistes qui n’y ont pas accès et qui défendent une culture plus « intègre », etc. Les articles peignent donc un vivier artistique complexe, une émulsion aux nombreux remous, longue de sept siècles. 

Derrière cette diversité apparente de genres, de statuts et de conditions, on peut dégager des différents articles certaines constantes.  La première constante intéressante est la notion de combat. Un combat des artistes pour garantir leur sécurité et leur travail, notamment face aux différentes évolutions technologiques et sociales.

Une autre dominante intéressante qui semble relier les différentes contributions est la question de la femme artiste, souvent victime de discriminations, mise à l’écart de l’Histoire, et menant un combat vigoureux pour atteindre une reconnaissance dûment méritée. Pointons par exemple la monographie de Martine Waterlot, consacrée aux relations entre George Sand et ses éditeurs autour de la question du droit d’auteur, l’action de l’UFPS (Union des Femmes Peintres et Sculpteurs) et de la FAM (Femmes Artistes Modernes), entre 1881 et 1939, décrite par Catherine Gonnard, ou encore les trajectoires parfois injustement oubliées de cinq réalisatrices françaises, racontées par Brigitte Rollet.

Enfin, la notion qui est peut-être la plus importante de l’ouvrage est de l’ordre de la restitution d’une vérité historique via une belle mise en perspective. Le statut de l’artiste ne va pas de soi. Il est le fruit d’un long combat, constant, pour la survie et la reconnaissance d’une communauté. Parfois, à simplement regarder la surface, l’actualisation d’une œuvre ou sa consécration, par exemple, on oublie tous les rapports de force usants et violents qui, en amont, lui ont permis d’exister. Cet ouvrage rend justice à tous ceux qui, dans l’ombre, croient en la nécessité de leur contribution à la société, et œuvrent pour parvenir à le conscientiser. Il termine ensuite sur une conclusion engagée, qui donne à penser qu’en matière de création d’un statut de l’artiste au 21e siècle, tout est encore à faire.



 
1 Agnès Graceffa, co., Vivre de son art, Histoire du statut de l’artiste, XVème-XXIème siècle, SMart FR, Hermann, Paris, 2012

Et aujourd’hui ?

En nous emmenant au delà des mythes, le livre pose question et interpelle. Il dépeint une réalité sociale de personnes répondant aux mêmes besoins que n’importe qui, en quête de reconnaissance, et bien ancrées et concernées par les réalités élémentaires qui les entourent. Il est difficile de ne pas se demander comment les artistes vivent aujourd’hui en Belgique. Car au delà de la crise, et des maigres budgets alloués par les pouvoirs publics en regard d’autres enveloppes, l’artiste francophone belge est confronté à des difficultés propres à sa réalité sociale. Le marché wallon n’est pas bien grand, les structures permettant d’accueillir les artistes s’effritent et sont de plus en plus pauvres, la démocratisation du matériel artistique crée une plus grande concurrence entre les artistes, qui sont de plus en plus nombreux, Internet permet un échange gratuit des productions culturelles… En ce début de 21e siècle, pour les artistes qui veulent vivre de leur travail, le bilan ne semble pas être des plus roses.

L’ouvrage permet en outre de se rendre compte par le contre-exemple que l’outrageuse richesse de certains artistes reste une exception historique. Elle n’est rendue possible que par l’idée développée au 19e siècle de la paternité des œuvres et par le développement industriel de la culture de masse. Mais même dans ce laps de temps très court, en regard de l’histoire, le quotidien de la plupart des artistes pourtant professionnels n’est pas celui des Rolling Stones.

Et pour vivre décemment, la plupart des artistes sont souvent obligés de combiner leur activité avec un autre métier, alimentaire, devant gérer un emploi du temps dantesque. Pour certains, c’en est même devenu un mode de vie nécessaire et équilibré. Le parcours de Michel Delville , guitariste, chercheur et enseignant en littérature et littérature comparée à l’ULg, en est un bon exemple.

Entre l’enseignement et la guitare, « je ne suis pas schizophrène »

michel-delville 300p-x-193pGuitariste reconnu dans le milieu du jazz rock expérimental, Michel Delville (photo à gauche) s’apprête à sortir son huitième album sur le label new yorkais Moonjune Records. En quinze ans, il a côtoyé de grands musiciens contemporains et tourné dans plusieurs pays, dont le Japon, l’Allemagne, la Hollande ou encore la France. Et pourtant, il n’est pas question pour lui de vivre uniquement des revenus de sa musique.

« Je me considère même comme un privilégié, explique-t-il. Je n’ai pas besoin de courir après les cachets pour survivre. Mais le prix à payer, c’est un emploi du temps assez chargé et un manque de sommeil considérable. Toutefois, comme je joue avec des musiciens professionnels, je me donne la contrainte de n’accepter que des concerts où de bonnes conditions financières sont rencontrées. Et ça devient de plus en plus difficile. »

Les raisons de ces difficultés sont multiples. Le musicien pointe un manque de subsides croissant, la frilosité des programmateurs, qui privilégient de plus en plus des musiques mainstream. « Même au festival jazz de Montreux, les têtes d’affiches sont des groupes pop ou électro. » En dernier lieu, il évoque la démocratisation de l’accès à la musique. Ce n’est pas un mal, c’est un fait. De plus en plus de groupes régionaux émergent et sortent des disques autoproduits. Ils sont souvent moins chers que des groupes à vocation professionnelle. Pour les petits festivals à rayonnement régional, il est donc plus avantageux de prendre ces groupes. Ils rendent, dès lors, des tournées à l’étranger bien plus difficiles à organiser. « Ils ramèneront autant de personnes de chez eux qu’un groupe étranger peu connu, explique Michel Delville. C’est dommage. Le problème vient aussi des plus jeunes groupes qui bradent leur prix. C’est normal, ils ont envie de jouer. Mais il faudrait peut-être conscientiser les groupes et les programmateurs, ou peut-être imposer un genre de cachet minimum pour un concert. Sinon, on tue le métier. »

Vivre exclusivement de sa musique, ce serait pour Michel Delville impossible. Mais de sa condition professionnelle, il en a fait un véritable équilibre de vie. « À l’ULg, je n’enseigne pas la musique. Mais j’essaie de donner des cours transversaux. Je m’intéresse aux arts visuels, à la littérature, à la musique. Des liens s’opèrent entre tout. Par exemple, je donne un cours sur les boucles électroniques, en même temps, je lance un projet électro-jazz. J’ai aussi écrit un ouvrage sur Frank Zappa au moment où je jouais des reprises de ses morceaux. Je ressens des liens très forts entre mes deux activités. Et je ne me sens pas du tout schizophrène. Je me sens très à l’aise dans cette situation bicéphale. » 

Érik Spinoy, d’une illusion à une nécessité bi-professionnelle 

Photo © Michel Houet - ULg
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Un autre exemple de nécessaire double casquette au sein de l’Université est le Professeur et écrivain Érik Spinoy (photo à droite), spécialiste la littérature néerlandaise. Enseignant à l’ULg depuis 1996, il avait commencé sa carrière professionnelle à l’université de Leuven.

« J’ai entamé des études en langues et littératures germaniques, raconte Érik Spinoy. J’adorais lire, et je voulais devenir écrivain. J’avais l’espoir et l’illusion de devenir un jour écrivain professionnel et pouvoir vivre de ma plume. Mais je me suis assez rapidement retrouvé confronté à la dure réalité. D’autant que j’écrivais de la poésie et qu’il s’agit probablement de la forme littéraire la moins commerciale. J’ai été obligé de trouver un compromis pour gagner ma vie, et j’ai eu la chance d’être engagé comme assistant à Leuven. »

Dans un premier temps, c’est donc par nécessité financière qu’Érik Spinoy ne se jette pas corps et âme dans l’écriture. « Très rapidement, j’ai cependant constaté que la recherche me passionnait tout autant. Les deux aspects sont complémentaires. J’ai trouvé pas mal d’inspiration et de motivation dans mon travail théorique, et vice versa. Donc je n’ai jamais eu l’impression de me consacrer à une activité au détriment de l’autre, ni de perdre mon temps. Même s’il est vrai qu’on n’a qu’une vie, que les journées sont courtes, et qu’il est impossible de faire tout ce qui nous intéresse. Il y a des concessions à trouver. »

Malgré une belle reconnaissance dans le monde néerlandophone, Érik Spinoy abandonne donc très vite son ambition de vivre de sa plume. Et pourtant, à l’époque, l’idée de vivre en tant qu’auteur était peut-être moins utopiste qu’aujourd’hui. « À la fin des années 1970, le livre en tant que produit commercial est à son apogée. Un déclin se fait sentir à la fin du vingtième siècle. » Parallèlement, les institutions publiques sont plus « généreuses », à l’époque. Elles octroient plus facilement des bourses de travail. « Mais aujourd’hui, on resserre la ceinture dans tous les domaines, et la culture n’y échappe pas. Je pense qu’aujourd’hui, la vie en tant qu’auteur indépendant est plus difficile encore qu’à l’époque. »

Au delà d’une réelle satisfaction dans les deux sphères dans lesquelles il évolue, l’auteur n’aurait pas tenté de vivre à tout prix de sa plume. « Ma situation m’a permis de garder une intégrité artistique. Je constate bien que certains auteurs deviennent professionnels. Mais ils sont obligés de faire toute une série de compromis artistiques, d’être auteurs et commerçants à la fois. Et cela va à l’encontre de ma nature. Je serais obligé de violer cette intégrité si j’acceptais d’écrire pour un éditeur commercial. Et je n’ai jamais eu à le faire. Ma situation actuelle me convient parfaitement, et j’y trouve une grande satisfaction. Mais je ne parle pas au nom des autres. Chacun trouve son équilibre comme il le souhaite. »


Des écrivains ancrés dans le réel, entre pouvoirs publics et nécessité des réseaux

À regarder le profil des écrivains, il n’est souvent pas fortement différent de celui des musiciens tels que Michel Delville. Björn-Olav Dozo s’est intéressé de près à la sociologie de la littérature, en analysant les statuts et trajectoires de vie de cinq cents écrivains belges francophones durant l’entre-deux guerres. Parmi eux, presque tous ont un autre métier. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils ne peuvent acquérir une légitimité symbolique. Un moyen d’y arriver est de développer un réseau au sein des personnes représentatives du milieu. « En Belgique francophone, développe le chercheur, il est très difficile pour un auteur d’obtenir un capital symbolique sans un minimum de capital relationnel. À l’inverse, avoir un haut capital relationnel ne garantit pas un grand capital symbolique. Il faut que l’auteur fasse ses preuves. » Mais isolé, si talentueux soit-il, il aura peu de chances d’être intégré dans les hautes sphères. « Cette notion d’importance du réseau, je pense que c’est une des rares vérités du monde artistique ». 

« Plus récemment, explique le chercheur, une étudiante a réalisé une enquête sociologique autour de la publication de premiers romans en Belgique d’aujourd’hui. Trois profils principaux ont été dévoilés. Un premier pôle peu légitime, dans lequel les auteurs écrivaient un roman pour la beauté du geste tout en exerçant une autre profession. Un pôle plus consacré, où les écrivains ont eu préalablement une carrière littéraire autre, dans la poésie, le théâtre, ou les académies, et enfin, un pôle repéré par l’institution, au sein duquel les auteurs vivent de prix, de subsides et de la vente de leur roman. Les représentants de ce dernier pôle sont évidemment très peu nombreux. » Cette étude démontre qu’en Belgique, il est presque impossible de vivre exclusivement de sa plume sans une légitimité institutionnelle. Et encore une fois, pour être reconnu par l’institution, connaître ses représentants est une belle porte d’entrée. Sans un bon réseau, cette reconnaissance devient bien difficile à obtenir.

En Belgique, une des principales contraintes est certes la taille du marché. Pour vivre de leur plume, beaucoup d’auteurs se tournent vers le marché français, qui évolue différemment. « Il est encore possible, en France, d’émerger avec l’aide d’un éditeur reconnu. D’un autre côté, Bernard Lahire2 a mené une étude sur le profil de tous les écrivains d’une région française. Il dévoilait une réalité similaire à la situation belge. La plupart de ces auteurs avaient un métier alimentaire sur le côté. »  

Vers une nouvelle réciprocité

Pour conclure, en Belgique francophone, vivre de son art semble être une possibilité, mais qui requiert pas mal d’habilité de la part des artistes. Les conditions pour y arriver sont nombreuses, et la réalité difficile, bien loin des mythes véhiculés par les grands discours bourgeois et romantiques. Souvent, une bi-professionnalisation est nécessaire. Les différentes activités peuvent se nourrir mutuellement et enrichir le parcours de vie créatif d’un artiste, comme le montrent les cas de Michel Delville et d’Érik Spinoy.

Autrement, pour que l’exploitation d’une œuvre soit rentable pour l’artiste, face à l’étroitesse du marché, les pouvoirs publics ont un rôle important à jouer. Sans pour autant revenir à un mécénat public décrié par les tenants d’une intégrité artistique entièrement libre, il est pratiquement impossible de pouvoir vivre de son art sans obtenir une légitimité institutionnelle. Les artistes belges ont donc un besoin auquel doivent répondre les pouvoirs publics, dans une nouvelle discussion. Car à observer les indignations des artistes face aux mesures culturelles prises ces dernières mois, il semble y avoir une déconnexion totale entre les enjeux citoyens et les enjeux financiers, dans le domaine culturel comme ailleurs. 

Une reconnaissance publique semble plus forte quand elle s’additionne à un autre facteur, celui de la reconnaissance symbolique du milieu de l’artiste. L’artiste légitimé et porté par ses pairs peut côtoyer parfois plus facilement les instances décisionnelles. L’artiste qui vit de ses créations, plus que jamais, est un homme ou une femme du monde, qui se crée un réseau pour s’ancrer dans la société. Il est sur le terrain, constamment, et est bien un observateur autant qu’un acteur du monde, bien loin de sa tour d’ivoire, et face à des difficultés accrues en temps de crise. Il va de l’avant, et de plus en plus, est entrepreneur.

Face à Internet, et au pillage des œuvres, une nouvelle réciprocité est à trouver, comme l’explique Jérôme Giusti dans son texte « L’artiste du 21e siècle reste encore à inventer », conclusion de l’ouvrage « Vivre de son art ». « Les opérateurs Internet doivent aussi offrir la réciproque. Ce sont de nouveaux médias. Ils recréent bien une intermédiation entre l’artiste, l’œuvre et le public. » Il est important de réfléchir à de nouveaux outils, et à de nouveaux moyens de rémunérer l’artiste dans ce nouveau mode de consommation.

L’établissement d’un statut d’artiste réel et reconnu pourrait être une solution pour rendre la condition de l’artiste moins précaire. Il devrait avant tout être le fruit de la reconnaissance du travail invisible entre deux rémunérations ponctuelles, et non un chômage permettant de couvrir l’intermittence. Certes, les artistes vivent dans des systèmes de rémunération où l’emploi n’est pas suffisant pour vivre, sans compter que les créateurs ont besoin de longues périodes pour réfléchir, mûrir des choix artistiques, périodes impossibles s’ils sont sujets à de constantes courses aux cachets. Une véritable protection du statut d’un artiste ne devrait pas prendre uniquement en compte l’exécution de ses œuvres, mais être basée sur un étalon qualitatif plus complexe, qui rendrait justice à l’ensemble de ses initiatives et de son travail quotidien.

SMart, protection des artistes et pédagogie

SMart (Société Mutuelle pour artistes) a été créée en 1998 pour aider les artistes belges à faire face à la complexité administrative. Partant de l’idée que le secteur culturel est un secteur économique à part entière, SMart s’est donné pour mission de débroussailler le statut des artistes, de faire pression pour trouver des solutions vers une meilleure adaptabilité de la législation par rapport à la réalité vécue par les acteurs de spectacle vivant. Aujourd’hui, Smart compte environ 40 000 membres. Des dizaines de milliers de contrats entre artistes et employeurs passent par l’organisation chaque année, représentant plusieurs dizaines de millions d’euros traités. 

Au delà de l’aide administrative et de la pression exercée pour une stabilisation sociale des artistes, Smart a également développé depuis 2007 un bureau d’études chargé d’une mission de pédagogie et de sensibilisation. La finalité du bureau est de faire reconnaître le secteur artistique comme secteur économique, de considérer les métiers artistiques en tant que profession, pour permettre aux citoyens de mieux comprendre la réalité économique de l’artiste et de l’intermittent, et ainsi améliorer ses conditions de travail. À ce titre, le bureau a publié plusieurs ouvrages destinés à briser les mythes de la vie d’artiste, pour en dépeindre les réalités sociales, économiques et professionnelles.

Un rayonnement pour l’Europe

Initiative belge de gestion de projets artistiques, la création de SMart a permis d’assainir la vie socioprofessionnelle de bien des artistes qui, autrement, se retrouvaient parfois bien seuls et bien perdus face à l’administration ou à leurs employeurs. Au delà de ces facilités, SMart répand indirectement une reconnaissance et une légitimité professionnelle de l’artiste. L’idée est donc belle, et elle fonctionne. Bien implantée en Belgique, l’organisation a déjà séduit la France (SMart FR est créé en 2009). L’ambition, à terme, est de répandre l’organisation partout en Europe et d’étudier pour comprendre avant d’agir et d’influencer les initiatives publiques de chaque nation pour aider le secteur culturel à trouver sa place dans la société.

Philippe Lecrenier
Juillet 2013

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Philippe Lecrenier est journaliste, diplômé de l'ULg en information et communication à finalité presse écrite et audiovisuelle.

 

Site SMart France
Site SMart Europe


2 Bernard Lahire, La condition littéraire : la double vie des écrivains, Ed. La découverte, Paris, 2006


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