Et si nous brisions les mythes de l’artiste?

Et aujourd’hui ?

En nous emmenant au delà des mythes, le livre pose question et interpelle. Il dépeint une réalité sociale de personnes répondant aux mêmes besoins que n’importe qui, en quête de reconnaissance, et bien ancrées et concernées par les réalités élémentaires qui les entourent. Il est difficile de ne pas se demander comment les artistes vivent aujourd’hui en Belgique. Car au delà de la crise, et des maigres budgets alloués par les pouvoirs publics en regard d’autres enveloppes, l’artiste francophone belge est confronté à des difficultés propres à sa réalité sociale. Le marché wallon n’est pas bien grand, les structures permettant d’accueillir les artistes s’effritent et sont de plus en plus pauvres, la démocratisation du matériel artistique crée une plus grande concurrence entre les artistes, qui sont de plus en plus nombreux, Internet permet un échange gratuit des productions culturelles… En ce début de 21e siècle, pour les artistes qui veulent vivre de leur travail, le bilan ne semble pas être des plus roses.

L’ouvrage permet en outre de se rendre compte par le contre-exemple que l’outrageuse richesse de certains artistes reste une exception historique. Elle n’est rendue possible que par l’idée développée au 19e siècle de la paternité des œuvres et par le développement industriel de la culture de masse. Mais même dans ce laps de temps très court, en regard de l’histoire, le quotidien de la plupart des artistes pourtant professionnels n’est pas celui des Rolling Stones.

Et pour vivre décemment, la plupart des artistes sont souvent obligés de combiner leur activité avec un autre métier, alimentaire, devant gérer un emploi du temps dantesque. Pour certains, c’en est même devenu un mode de vie nécessaire et équilibré. Le parcours de Michel Delville , guitariste, chercheur et enseignant en littérature et littérature comparée à l’ULg, en est un bon exemple.

Entre l’enseignement et la guitare, « je ne suis pas schizophrène »

michel-delville 300p-x-193pGuitariste reconnu dans le milieu du jazz rock expérimental, Michel Delville (photo à gauche) s’apprête à sortir son huitième album sur le label new yorkais Moonjune Records. En quinze ans, il a côtoyé de grands musiciens contemporains et tourné dans plusieurs pays, dont le Japon, l’Allemagne, la Hollande ou encore la France. Et pourtant, il n’est pas question pour lui de vivre uniquement des revenus de sa musique.

« Je me considère même comme un privilégié, explique-t-il. Je n’ai pas besoin de courir après les cachets pour survivre. Mais le prix à payer, c’est un emploi du temps assez chargé et un manque de sommeil considérable. Toutefois, comme je joue avec des musiciens professionnels, je me donne la contrainte de n’accepter que des concerts où de bonnes conditions financières sont rencontrées. Et ça devient de plus en plus difficile. »

Les raisons de ces difficultés sont multiples. Le musicien pointe un manque de subsides croissant, la frilosité des programmateurs, qui privilégient de plus en plus des musiques mainstream. « Même au festival jazz de Montreux, les têtes d’affiches sont des groupes pop ou électro. » En dernier lieu, il évoque la démocratisation de l’accès à la musique. Ce n’est pas un mal, c’est un fait. De plus en plus de groupes régionaux émergent et sortent des disques autoproduits. Ils sont souvent moins chers que des groupes à vocation professionnelle. Pour les petits festivals à rayonnement régional, il est donc plus avantageux de prendre ces groupes. Ils rendent, dès lors, des tournées à l’étranger bien plus difficiles à organiser. « Ils ramèneront autant de personnes de chez eux qu’un groupe étranger peu connu, explique Michel Delville. C’est dommage. Le problème vient aussi des plus jeunes groupes qui bradent leur prix. C’est normal, ils ont envie de jouer. Mais il faudrait peut-être conscientiser les groupes et les programmateurs, ou peut-être imposer un genre de cachet minimum pour un concert. Sinon, on tue le métier. »

Vivre exclusivement de sa musique, ce serait pour Michel Delville impossible. Mais de sa condition professionnelle, il en a fait un véritable équilibre de vie. « À l’ULg, je n’enseigne pas la musique. Mais j’essaie de donner des cours transversaux. Je m’intéresse aux arts visuels, à la littérature, à la musique. Des liens s’opèrent entre tout. Par exemple, je donne un cours sur les boucles électroniques, en même temps, je lance un projet électro-jazz. J’ai aussi écrit un ouvrage sur Frank Zappa au moment où je jouais des reprises de ses morceaux. Je ressens des liens très forts entre mes deux activités. Et je ne me sens pas du tout schizophrène. Je me sens très à l’aise dans cette situation bicéphale. » 

Érik Spinoy, d’une illusion à une nécessité bi-professionnelle 

Photo © Michel Houet - ULg
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Un autre exemple de nécessaire double casquette au sein de l’Université est le Professeur et écrivain Érik Spinoy (photo à droite), spécialiste la littérature néerlandaise. Enseignant à l’ULg depuis 1996, il avait commencé sa carrière professionnelle à l’université de Leuven.

« J’ai entamé des études en langues et littératures germaniques, raconte Érik Spinoy. J’adorais lire, et je voulais devenir écrivain. J’avais l’espoir et l’illusion de devenir un jour écrivain professionnel et pouvoir vivre de ma plume. Mais je me suis assez rapidement retrouvé confronté à la dure réalité. D’autant que j’écrivais de la poésie et qu’il s’agit probablement de la forme littéraire la moins commerciale. J’ai été obligé de trouver un compromis pour gagner ma vie, et j’ai eu la chance d’être engagé comme assistant à Leuven. »

Dans un premier temps, c’est donc par nécessité financière qu’Érik Spinoy ne se jette pas corps et âme dans l’écriture. « Très rapidement, j’ai cependant constaté que la recherche me passionnait tout autant. Les deux aspects sont complémentaires. J’ai trouvé pas mal d’inspiration et de motivation dans mon travail théorique, et vice versa. Donc je n’ai jamais eu l’impression de me consacrer à une activité au détriment de l’autre, ni de perdre mon temps. Même s’il est vrai qu’on n’a qu’une vie, que les journées sont courtes, et qu’il est impossible de faire tout ce qui nous intéresse. Il y a des concessions à trouver. »

Malgré une belle reconnaissance dans le monde néerlandophone, Érik Spinoy abandonne donc très vite son ambition de vivre de sa plume. Et pourtant, à l’époque, l’idée de vivre en tant qu’auteur était peut-être moins utopiste qu’aujourd’hui. « À la fin des années 1970, le livre en tant que produit commercial est à son apogée. Un déclin se fait sentir à la fin du vingtième siècle. » Parallèlement, les institutions publiques sont plus « généreuses », à l’époque. Elles octroient plus facilement des bourses de travail. « Mais aujourd’hui, on resserre la ceinture dans tous les domaines, et la culture n’y échappe pas. Je pense qu’aujourd’hui, la vie en tant qu’auteur indépendant est plus difficile encore qu’à l’époque. »

Au delà d’une réelle satisfaction dans les deux sphères dans lesquelles il évolue, l’auteur n’aurait pas tenté de vivre à tout prix de sa plume. « Ma situation m’a permis de garder une intégrité artistique. Je constate bien que certains auteurs deviennent professionnels. Mais ils sont obligés de faire toute une série de compromis artistiques, d’être auteurs et commerçants à la fois. Et cela va à l’encontre de ma nature. Je serais obligé de violer cette intégrité si j’acceptais d’écrire pour un éditeur commercial. Et je n’ai jamais eu à le faire. Ma situation actuelle me convient parfaitement, et j’y trouve une grande satisfaction. Mais je ne parle pas au nom des autres. Chacun trouve son équilibre comme il le souhaite. »


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