Et si nous brisions les mythes de l’artiste?

Jeunesse blesséeEn temps de crise, alors que les ceintures se resserrent dans tous les secteurs, et que les minorités sociales se sentent lésées, il est plus important que jamais de se poser des questions pour comprendre les difficultés vécues par ces classes. Le milieu artistique en est un exemple éloquent. Il s’est sans cesse battu pour se professionnaliser, et a aujourd’hui plus que jamais besoin d’une nouvelle légitimité et d’une révision de son statut social. Ce qui n’est pas évident, en regard des multiples facettes des activités artistiques, ce qu’illustre un ouvrage dernièrement publié par SMart France1.

Jeunesse blessée © V. Vercheval

Lève-tard, isolé, rêveur, fantaisiste, sensible, considérant comme secondaires les besoins matériels et le confort de vie, mais aussi détaché de la réalité, incapable de rigueur de sérieux, de s’intégrer dans une société du travail, parasite ou outrageusement riche, marginal, alcoolique, drogué et peut-être suicidaire, mal nécessaire pour certains politiques, amuseur de galerie ou empêcheur de tourner en rond pour d’autres : voilà quelques stéréotypes, des mythes qui, depuis le début 19e siècle, ont la vie dure. Et par temps de crise, où les discours et les points de vue s’échauffent et se répandent sans nuance, ces idées se font parfois encore plus solides. Avant même de se demander si l’art et les artistes sont utiles au sein d’une société, il est tout d’abord primordial de réellement comprendre ce qu’ils sont, d’où ils viennent, et à quoi ils aspirent. En historisant la problématique, et en resocialisant, en contextualisant les trajectoires de vie, les combats et les ambitions de la communauté, des chercheurs et des associations, notamment la SMart, ouvrent peu à peu une belle réflexion sur le sujet.

Statut d’artiste et statuts de l’artiste

Au fond, l’artiste, dans une société, c’est quoi ? Quelle est sa place ? Quel est son statut ? Il y a d’emblée un amalgame à écarter, concernant la notion administrative de « statut d’artiste », trouvaille pour le moment peu solide qui vise à apporter une indemnité de chômage à certains intermittents du spectacle, quand ces derniers ne sont pas sous contrat. Tous les artistes n’y ont pas accès, et ceux qui l’ont restent chômeurs, dans une situation précaire, et partagent toutes les stigmatisations que subissent les personnes en recherche d’emploi.

À cette situation, il faut opposer la notion artistique du statut de l’artiste. Le statut de l’artiste, c’est la manière dont son activité est définie et considérée en tant qu’activité artistique, les protections, les devoirs et les droits qui en découlent. C’est également sa réalité sociale, ses habitudes, ses techniques de production, de promotion, tout ce qui caractérise, en somme, les manières qu’a l’artiste de s’intégrer dans une société en tant que citoyen et travailleur.

Peut-être, une bonne compréhension du statut de l’artiste permettrait-elle de sensibiliser les citoyens et les décideurs publics, et dès lors, d’imaginer un statut d’artiste répondant aux besoins de cette classe professionnelle particulière. D’où l’importance de définir la fonction d’artiste et de l’historiciser, ambition du dernier ouvrage paru chez SMart, Vivre de son art, Histoire du statut de l’artiste du 15e au 21e siècle.

Un combat sans fin aux multiples facettes

vivredesonartL’ouvrage, fruit d’une collaboration de chercheurs sous la direction de l’historienne Agnès Graceffa, s’intéresse à l’histoire du statut de l’artiste en France, et ce, de la fin du Moyen Âge à nos jours. Les liens avec la Belgique sont cependant multiples. Tout d’abord, on y trouve un article de Björn-Olav Dozo, sociologue de la littérature à l’ULg, qui peint le profil social des écrivains belges francophones de l’entre-deux guerres. Céline de Potter, doctorante à l’Université de Lille 3 et à l’ULB consacre, elle, sa contribution au parcours d’illustrateurs belges, toujours durant l’entre-deux guerres. Enfin, historiquement, la Belgique est pour maintes raisons liée à la France (proximité, partage d’événements historiques, relations entre les deux nations…), et les réalités peintes dans l’hexagone au fil des siècles peuvent donner des indicateurs précis de la manière dont les conditions sociales évoluent dans nos régions.

D’un point de vue plus général, les angles de l’ouvrage varient : historiques, sociaux, économiques, juridiques. Ils permettent, au fur et à mesure de la lecture, d’appréhender une réalité complexe, multiple, et en évolution permanente, mue par un mécanisme constant de professionnalisation des artistes et d’innovations technologiques. Les pages jonglent habilement entre monographies et cas isolés représentatifs d’une époque précise, et considérations plus larges des caractéristiques d’une communauté artistique et de son évolution d’une décennie à l’autre, ou d’un siècle à l’autre.

L’ouvrage passe donc de l’émergence de l’acteur professionnel dès la renaissance à des réalités plus actuelles, en passant par la peinture, la musique, populaire et déconsidérée ou académique et issue du conservatoire, la littérature, et l’émergence de la figure de l’éditeur au 19e siècle, la photographie, les arts plastiques, l’apparition du chorégraphe, qui n’est timidement considéré comme artiste qu’à partir du 19e siècle, l’arrivée du cinéma, etc. Le lecteur y trouvera, à l’aide d’anecdotes parfois croustillantes, l’émergence d’initiatives pour garantir la sécurité des artistes, tant publiques que corporatives ou privées. Lui seront exposés la naissance du droit d’auteur, et les notions de paternité des œuvres en tant que produits intellectuels, le conservatisme de l’art et les salons parisiens, les artistes qui n’y ont pas accès et qui défendent une culture plus « intègre », etc. Les articles peignent donc un vivier artistique complexe, une émulsion aux nombreux remous, longue de sept siècles. 

Derrière cette diversité apparente de genres, de statuts et de conditions, on peut dégager des différents articles certaines constantes.  La première constante intéressante est la notion de combat. Un combat des artistes pour garantir leur sécurité et leur travail, notamment face aux différentes évolutions technologiques et sociales.

Une autre dominante intéressante qui semble relier les différentes contributions est la question de la femme artiste, souvent victime de discriminations, mise à l’écart de l’Histoire, et menant un combat vigoureux pour atteindre une reconnaissance dûment méritée. Pointons par exemple la monographie de Martine Waterlot, consacrée aux relations entre George Sand et ses éditeurs autour de la question du droit d’auteur, l’action de l’UFPS (Union des Femmes Peintres et Sculpteurs) et de la FAM (Femmes Artistes Modernes), entre 1881 et 1939, décrite par Catherine Gonnard, ou encore les trajectoires parfois injustement oubliées de cinq réalisatrices françaises, racontées par Brigitte Rollet.

Enfin, la notion qui est peut-être la plus importante de l’ouvrage est de l’ordre de la restitution d’une vérité historique via une belle mise en perspective. Le statut de l’artiste ne va pas de soi. Il est le fruit d’un long combat, constant, pour la survie et la reconnaissance d’une communauté. Parfois, à simplement regarder la surface, l’actualisation d’une œuvre ou sa consécration, par exemple, on oublie tous les rapports de force usants et violents qui, en amont, lui ont permis d’exister. Cet ouvrage rend justice à tous ceux qui, dans l’ombre, croient en la nécessité de leur contribution à la société, et œuvrent pour parvenir à le conscientiser. Il termine ensuite sur une conclusion engagée, qui donne à penser qu’en matière de création d’un statut de l’artiste au 21e siècle, tout est encore à faire.



 
1 Agnès Graceffa, co., Vivre de son art, Histoire du statut de l’artiste, XVème-XXIème siècle, SMart FR, Hermann, Paris, 2012

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