Jazz à Liège 2013

Le festival « Jazz à Liège » célèbre sa 23e édition les 3 et 4 mai prochains. Cinq salles, 22 concerts, des expos, bars jazz et une programmation éclectique avec, entre autres, Machine Mass, la formation de Michel Delville, musicien et professeur de littérature comparée à l’ULg, deux activités qui lui permettent – vous allez comprendre – de boucler la boucle. 

Une programmation éclectique

« Jazz à Liège » est une institution pour les amateurs de jazz belges mais aussi allemands ou hollandais, qui sont nombreux à faire le déplacement pour déambuler, deux jours durant, dans les salles du Palais des congrès. Depuis 2011, le partenariat avec « Les Ardentes » a par ailleurs donné une nouvelle impulsion à l’événement, lui assurant une assise financière et organisationnelle sans doute plus importante. Car le jazz reste sous nos latitudes – et malgré la vivacité des musiciens belges et liégeois – un genre somme toute assez confidentiel. Les festivals dédiés cherchent donc aujourd’hui à élargir leur public, pour des raisons commerciales qui ne sont pas toujours sans intérêt culturel. 

À Liège, le leitmotiv du « jazz pour tous » ouvre ainsi à des flirts avec le rock et l’électro, sans pour autant renoncer à des corps à corps plus expérimentaux. Côté programmation, donc, l’éclectisme est de mise. Il y a d’abord les dignes rejetons qui jouent les têtes d’affiche : Ravi Coltrane, fils de ; China Moses, dont la mère n’est autre que la chanteuse de jazz Dee Dee Bridgewater ; Seun Kuti, cadet de Fela, un des pères de l’afrobeat. L’oreille pourrait aussi être attirée par l’éthiojazz de Mulatu Astake, compositeur de la musique du film Broken Flowers de Jim Jarmusch. À moins qu’elle ne préfère les incursions du tango, avec le groupe Soledad réuni autour de l’accordéoniste Manu Comté. Enfin, elle pourra se laisser séduire par des formations à l’ancrage belge mais à la réputation internationale, comme le Lobi de Stéphane Galland, batteur du célèbre groupe Aka Moon. Jazz belge encore avec Rêve d’éléphant, Mélanie de Biasio, Sal La Rocca, entre autres. Sans compter un DJ Set de Tom Barman le vendredi soir, histoire de jouer les prolongations dansantes. Enfin, il faudra compter avec le Machine Mass de Michel Delville, guitariste et professeur de littérature comparée à l’ULg, qui jouera samedi avec deux pointures américaines : Tony Bianco et, « en guest », le légendaire Dave Liebman, qui fut jadis le partenaire de Miles Davis...

Machine Mass et ses boucles


Machine Mass feat. Dave Liebman

machinemassfeatdaveliebman« J’ai déjà joué dans ce festival avec diverses formations. C’est un festival avec une dominante de jazz mainstream mais qui a toujours pris des risques », commente Michel Delville. « Le partenariat récent avec « Les Ardentes » a introduit une touche plus électro, plus diversifiée, ce qui a sans doute été un facteur déterminant dans l’inclusion de ma prestation avec Machine Mass, dans la mesure où l’on pratique un jazz électro qui comporte une bonne part de samples et de boucles... »

Le festival de Liège sera donc l’occasion de découvrir des extraits du nouvel album concocté par le trio, qui sortira à la fin de l’année sous le label new-yorkais Moonjune Records, où Michel Delville est « en résidence » depuis ses débuts avec The Wrong Object.

Pour ce littéraire qui enseigne la littérature comparée et les études interdisciplinaires, la pratique musicale est aussi au cœur de recherches théoriques et techniques. « Les études interdisciplinaires créent l’interface entre mon activité de musicien et l’université. Je travaille actuellement sur la notion de boucle dans une équipe interdisciplinaire qui comprend des musicologues, des musiciens, et c’est là que le lien se fait : quand on réfléchit sur la boucle, ça s’applique en poésie, en musique et dans les arts visuels. Nous avons même lancé un programme de recherche sur la boucle en collaboration avec le service de Christophe Pirenne et en bénéficiant de l'apport de Christophe Levaux (qui travaille actuellement sur une thèse de doctorat sur la boucle post-minimaliste), qui devrait mener prochainement à un ouvrage de référence sur la boucle dans les arts. Il y a donc là un lien direct entre mes activités de recherche et le projet Machine Mass puisqu’on travaille énormément sur la boucle dans cette formation. » Au contraire de la musique électro, qui utilise des boucles de courte durée – ce qui les rend donc facilement identifiables, même pour une oreille peu aguerrie –, Machine Mass travaille sur des boucles longues, parfois de quelque 45 secondes, dont il devient périlleux d’identifier la fin et le (re)commencement : « La boucle n’est pas une simple répétition mais une unité de composition qui se répète et revient sur elle-même. Outre la longueur de la boucle, le défi consiste aussi à manipuler la boucle en live par l’intermédiaire de software comme Ableton Live par exemple, qui permet de manipuler les sons et les boucles, en fonction de l’improvisation et de l’espace qu’on veut créer ou, au contraire, combler. »

Jazz transatlantique

michel-delville 300p-x-193pPar ailleurs, pour ce spécialiste de la littérature américaine, les collaborations musicales s’établissent souvent de manière préférentielle avec des pointures de la musique anglo-saxonne. « En raison de mon ancrage professionnel, mon carnet d’adresses est bien plus rempli du côté de l’Angleterre et des États-Unis que de la France et de l’Allemagne. Ceci dit, ma fascination pour la musique anglo-saxonne, et pour le jazz britannique en particulier, date de bien avant mon entrée à l’université. Il faut dire aussi que la scène d’improvisation libre est toujours assez dynamique et médiatisée en Angleterre et bénéficie d’un statut plus institutionnalisé. Ici, ça reste malgré tout beaucoup plus confidentiel. » Mais comment travaille-t-on avec des musiciens installés de l’autre côté de l’Atlantique quand on enseigne à Liège ? « Depuis une dizaine d’années, je fonctionne de la même façon. On se rencontre souvent à l’étranger après un concert, puis on s’échange par e-mail des idées, voire des partitions déjà écrites. Quand ça implique de l’électronique, cela passe aussi par un va-et-vient de fichiers WAV. On essaie simplement d’utiliser les mêmes programmes pour créer et peaufiner ensemble. Bien sûr, il y a vingt ans, il aurait fallu passer ensemble 15 jours au moins pour faire apparaître ce genre de choses, c’est une vraie révolution...

L’album que j’ai enregistré fin 2012 avec Dave Liebman s’est fait de cette manière : on s’est rencontré la veille, on est entré dans le studio et, comme on avait déjà tout le matériel, on a pu démarrer l’enregistrement sans s’interrompre et sans devoir éditer des choses. C’est aussi l’avantage de travailler avec des gens d’expérience. Donc, je ne ressens pas la distance comme une difficulté, pour autant que le temps de préparation soit confortable. »

Mise en bouche

Le samedi 4 mai, de 18 h 30 à 21 h 30 environ, l’Académie de Jazz d’Amay accueillera le public du festival dans le hall du Palais des Congrès. Comme chaque année, Laurent Simon, philosophe, logisticien au CIPL (Centre Informatique de Philosophie et Lettres) et saxophoniste, s’y produira aux côtés d’une vingtaine de comparses. « Cela nous permet de jouer devant un public appréciable ! », explique-t-il. « Et puis, beaucoup de futurs professionnels du jazz de la région passent par cette académie. Cela leur permet donc de faire leurs premières armes. Quant aux organisateurs, ils peuvent aussi prendre contact avec de jeunes talents. C’est donc un échange de bons procédés ! » Qui a aussi le mérite de plonger les arrivants dans l’ambiance, aux sons d’incontournables standards du jazz.


Dialogue plutôt que dilution

Parmi les nombreuses propositions du festival, Michel Delville pointe Lobi, la dernière formation de Stéphane Galland. « Je suis un fan de la première heure d’Aka Moon, qui a beaucoup fait pour décloisonner les frontières institutionnalisées entre le jazz, le rock, etc. Et qui a donc beaucoup compté dans mon propre développement musical », explique-t-il. « Je suis aussi un grand admirateur de l’éthiojazz et j’irai donc voir Astake après mon propre concert. » Michel Delville se dit par ailleurs grand amateur d’affrontements musicaux, plutôt que de métissages. « Quand The Ex s’allie avec le saxophoniste Getatchew Mekurya, il y a une véritable rencontre et une friction entre tous ces gens. Quand c’est un mélange qui réside dans une sorte de soupe, c’est moins intéressant pour moi... » Car ce melting-pot actuellement très en vogue et « culturellement correct » n’a, au final, qu’une valeur limitée lorsqu’il devient une fin en soi... « On voit de plus en plus de métissages, qu’ils soient culturels ou formels, mais le danger de la « world music » est de devenir un espace indifférencié où l’on n’arrive plus vraiment à savoir ce que l’on écoute. » 

Un parti pris pour les tensions non résolues, que Michel Delville s’applique à lui-même, qu’il s’agisse de la confrontation fertile de ses recherches académiques et musicales, ou du duel entretenu entre rock et jazz. « Dans mon groupe principal The Wrong Object, j’aime beaucoup avoir une base rock au niveau de la rythmique, qui soit en friction permanente avec les jazzmen qui constituent la section de souffleurs par exemple. C’est plus costaud mais le dialogue m’intéresse davantage que la dilution. »  Mais, prévient-il encore, le 4 mai, il y aura du groove chez Machine Mass. « C’est quand même une musique très dansante, inspirée de la période post-Bitches Brews. Ce ne sera pas de la musique cérébrale ! » De quoi, déjà, avoir le pied qui démange.

Julie Luong
Avril 2013

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Julie Luong est journaliste indépendante.

Plus d'informations sur le site du Festival Jazz à Liège