La 2e Guerre mondiale en Belgique

Entretien avec Philippe Raxhon

Pourriez-vous préciser quelle est la nature de votre enseignement et sur quoi portent vos recherches ? 

131- ©tilt ulg dr -  151106Philippe Raxhon © Michel Houet - ULg 

Je suis chercheur qualifié honoraire du FNRS et professeur ordinaire dans notre université. J’enseigne l’histoire contemporaine, la critique historique, l’histoire des conceptions et des méthodes de l’histoire, et l’histoire de l’Amérique latine. Je suis par ailleurs, président du Conseil de la transmission de la mémoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles, une institution mise en place par un décret de 2009 visant à évaluer et financer des projets, essentiellement pédagogiques, en matière de mémoire des génocides, crimes de guerre, crimes contre l’humanité, et actions de résistance contre eux.

Concernant mes recherches, elles portent sur les relations entre l’histoire, ce qui s’est passé, et la mémoire, c’est-à-dire la manière de réinvestir ce passé à chaque génération, la présence du passé dans nos sociétés. Je mets actuellement sur pied, avec pour l’instant le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et de notre université, pionnière dans cette aventure, un Centre de recherches et d’études sur la transmission de la mémoire, qui sera adossé à MNEMA-Cité Miroir, installé dans les anciens bains de la Sauvenière, dont l’inauguration est prévue à l’automne 2013. Car transmettre la mémoire est une chose, mais il faut aussi en faire un objet d’études et de recherches, c’est la première mission d’un universitaire.

Le 24 janvier dernier, le Sénat belge a voté à l’unanimité une résolution visant à reconnaître la responsabilité de l’État belge dans la persécution des Juifs en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme historien, qu’en pensez-vous ? 

Je pense qu’il s’agit d’une étape de plus, et pas la moindre, dans un processus mémoriel très complexe, et très important puisqu’il s’inscrit dans les fondements même de la civilisation d’après-guerre, celle qui s’est rebâtie sur des ruines et des cendres après un conflit idéologique d’une amplitude jamais atteinte. La mémoire de la Shoah fut longue à se construire, pour différentes raisons qui sont trop vastes pour être explicitées ici. Mais il a fallu plusieurs années, sinon des décennies, pour que se libère la parole des rescapés, s’élabore une historiographie, et que les États impliqués dans la guerre affrontent leur passé respectif. En outre, à partir des années 1970, le retour de la crise économique, la montée des extrémismes et du racisme, l’implantation de partis fascistes dans les assemblées élues de certains pays, la transition générationnelle avec la disparition progressive des derniers témoins, le négationnisme, le retour perpétuel de l’antisémitisme dont le sens de l’adaptation à l’actualité a toujours été aiguisé, et d’autres perspectives encore, tout cela a contribué à donner à la mémoire de la Shoah une dimension d’urgence en matière d’ancrage dans nos enseignements et plus largement dans notre culture citoyenne.

Mais pourquoi le Sénat a-t-il voté cette résolution maintenant, et pas plus tôt, ou plus tard ?

Il y a une conjoncture favorable. D’un point de vue de la connaissance historique d’abord. Le Sénat lui-même a commandité une recherche scientifique approfondie, menée par le CEGES, le Centre de recherches et de documentation Guerre et Sociétés contemporaines, qui a abouti à un rapport sur la Belgique docile, c’est son titre, docile à l’égard des mesures anti-juives prises par l’occupant, administratives d’abord, d’internement ensuite, et de déportation enfin, essentiellement vers Auschwitz sans espoir de retour.

citesiardenteLe cas Liégeois est d’autant plus intéressant qu’il est bien connu, il a fait l’objet d’une importante monographie de Thierry Rozenblum, Une cité si ardente, qui analyse précisément le sort de tous les Juifs liégeois à l’époque, et dont une adaptation sous la forme d’une exposition est présentée actuellement au Musée Grand Curtius sur ce thème, avec un monument commémoratif élaboré pour la circonstance, dont on espère qu’il trouvera une place définitive digne de lui dans notre environnement urbain liégeois.

Il faut noter que cette exposition s’est inscrite dans une année particulière pour la Belgique, puisque depuis 2012 et jusqu’en mars 2013, l’État belge a présidé la Task Force for International Cooperation on Holocaust Education, Remembrance and Research, la plus importante association d’États en la matière, soutenue par l’ONU. Or sa récente réunion plénière s’est justement tenue à Liège en décembre dernier.

Mais surtout, au delà de cette conjoncture, se concentrent toutes les raisons que je viens d’évoquer dans ma réponse précédente, doublées d’un élément fondamental quand on parle de transmission de la mémoire. La mémoire peut être officielle, d’initiative démocratique dans nos systèmes parlementaires, ou tyrannique dans les systèmes totalitaires, mais cette mémoire est également dite « vive », ou « venant d’en bas », car le terreau de cette mémoire est le vécu des populations concernées. Or nous sommes un pays qui a connu l’occupation nazie de 1940 à 1944, la résistance, la répression et la déportation politique, et qui a subi de plein fouet la politique raciale de l’occupant, près de 25 000 Belges juifs ou résidents en Belgique ayant été exterminés, à une époque dont il reste encore aujourd’hui des témoins vivants, des survivants. Nous avons chez nous, malheureusement dirais-je, une double mémoire, celle de la répression politique et celle de la persécution raciale, poreuses entre elles lorsqu’il s’agit de thème comme celui des Justes, des citoyens souvent ordinaires qui ont pris le risque de protéger et cacher des Juifs, dont beaucoup d’enfants, pendant l’occupation. Les liens tissés entre sauveurs et sauvés et maintenus après la guerre constituent une des pages les plus fortes de l’histoire de la mémoire.

Ces épisodes ne sont ni distants dans le temps, ni dans l’espace, nous en sommes directement issus, ils ont forgé les valeurs que nous revendiquons, et que combattent avec un acharnement et des stratégies toujours renouvelées les ennemis de la liberté et de la dignité humaine.

Donc la multiplication de publications sur le sujet actuellement ne vous étonne pas ?

Non, elle va se poursuivre, d’autant que des rendez-vous commémoratifs nous attendent, et surtout que des découvertes archivistiques ont encore lieu, et qu’en outre, en histoire, la réinterprétation du passé à chaque époque est une pratique normalisée classique.

Évoquons par exemple, les archives Bad-Arolsen, soit les archives du Service International de Recherches et de la Croix Rouge internationale qui, au moment de la fin de la guerre, ont rassemblé des archives considérables liées à la déportation et aux persécutions nazies, notamment pour rechercher les innombrables personnes disparues. Ces archives ne sont ouvertes aux chercheurs que depuis novembre 2007, et la consultation des copies numériques de ces archives chez nous aux Archives générales du Royaume, n’est possible que depuis septembre 2011, sous certaines conditions. Il y a encore du pain sur la planche.

Récemment trois ouvrages sont parus qui concerne la Belgique, de nature différentes, pouvez-vous nous en parler ?

Oui, il y a d’abord l’ouvrage d’une chercheuse allemande, Insa Meinen, intitulé sobrement La Shoah en Belgique, paru aux éditions de la Renaissance du livre à Bruxelles. C’est un travail solide et sérieux, fruit de patientes recherches. Elle y décrypte les rouages de la machine nazie dans notre pays, ses conséquences, l’attitude des autorités, les réactions de la population belge, et les stratégies de riposte. Ce livre complète bien la lecture du rapport cité plus haut, dans la mesure où ces interprétations ne sont pas nécessairement identiques, loin de là, ce qui enrichit le propos général et le débat.

Ensuite il y a La Wallonie sous l’occupation, de Fabrice Maerten et Alain Colignon, publié par le CEGES, où travaillent les deux auteurs, et la Renaissance du livre. Ce livre, qui cible la situation spécifique en Wallonie, se distingue par une abondante iconographie, et un récit accessible au grand public, dans la collection « villes en guerre ». Ils témoignent de la politique d’ouverture vers la vulgarisation des recherches, une nécessité pour les chercheurs en histoire et les structures dans lesquelles ils évoluent.

Enfin, un recueil de témoignages sur Les résistants belges dans les camps, dans la collection « Carnets de Guerre 39-45 » des Éditions Jourdan. Il s’agit de textes de déportés belges, essentiellement politiques, réunis par Alain Leclercq, une initiative qui vient ajouter une pierre à un thésaurus de témoignages constitués au fil des ans dans cette catégorie importante de littérature historique.

Donc ce sont trois ouvrages très différents, bien que traitant de la même période, et qui illustre parmi bien d’autres travaux, la diversité de la présence mémorielle de la Deuxième Guerre mondiale, une tragédie collective sans précédent et sans équivalent dans l’histoire du monde, y compris pour notre pays.

Entretien par Michel Paquot
Avril 2013

crayongris2Michel Paquot est journaliste indépendant.

 

 


microgrisPhilippe Raxhon enseigne la critique historique et l'histoire contemporaine à l'ULg. Ses principales recherches portent sur les relations entre l'histoire et la mémoire.

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