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Toussaint primé !

17 avril 2013
Toussaint primé !

cover Fadila Laanan a remis ce lundi 15 avril 2013 le prix triennal du roman à Jean-Philippe Toussaint pour La Vérité sur Marie. Profitons de cette occasion pour revenir sur ce roman paru en 2009 aux éditions de Minuit.

Ce prix n’est pas le premier que reçoit Jean-Philippe Toussaint, qui a déjà été lauréat du Rossel en 1997 pour La Télévision, du Médicis pour Fuir en 2005 et du prix Décembre, en 2009, déjà pour La Vérité sur Marie. Ajoutons que, toujours en 2009, dans la Salle académique de l’Université de Liège, le World Cultural Council lui a attribué un prix honorifique de « reconnaissance spéciale ». L’écrivain n’avait pas pu se rendre à Liège ce jour-là, mais, à plusieurs reprises, il avait déjà été invité à s’adresser à nos étudiants dans le cadre des cours de littérature de Jean-Pierre Bertrand. Par ailleurs, le site Culture a été l’un des premiers organes de presse culturelle à recueillir les propos de Toussaint au sujet de La Vérité sur Marie . L’homme qui s’est vu attribuer le prix triennal du roman n’est donc pas tout à fait un étranger à l’Université de Liège.

Mais il m’importe ici surtout de profiter de l’occasion pour évoquer le magnifique roman qu’est La Vérité sur Marie. Je ne vais pas en proposer ici une véritable analyse, mais énumérer simplement quelques-unes de ses qualités, de manière à montrer qu’à mes yeux, ce prix est tout à fait mérité.

En tout premier lieu, j’insisterai sur le fait que ce roman s’inscrit dans un cycle : on y retrouve le personnage du narrateur sans nom et de Marie, dont on a déjà suivi les péripéties amoureuses dans Faire l’amour et dans Fuir. Les liens entre les trois romans, loin d’être strictement chronologiques, sont pleinement dynamiques : Jean-Philippe Toussaint, grâce à cette trilogie, s’approprie et modernise le principe du cycle romanesque.

Ensuite, en ce qui concerne la forme, il faut souligner la somptuosité du style d’un véritable orfèvre de la langue – Toussaint peaufinant chaque phrase de ses romans comme un poète les vers d’un sonnet. Quant à la construction romanesque, elle s’avère particulièrement intéressante dans la mesure où elle contient une réflexion sur la narration et sur ses enjeux quant à la question de la vérité (d’où le titre du roman) : le narrateur, qui est un des acteurs du récit, disparaît des trois quart du livre, ce qui amène le lecteur à se poser les questions : « Qui parle ? » et « Comment celui qui parle sait-il ce qu’il raconte ? ». Ce jeu, savant et littéraire, doit sans doute être lu comme un hommage à Alain Robbe-Grillet, décédé en février 2008, tandis que Toussaint écrivait. Pourtant, cet aspect du texte peut passer tout à fait inaperçu, car il ne présente pas le caractère démonstratif et militant des constructions du pape du Nouveau Roman. D’ailleurs, le jeu narratif entre en tension avec la vérité romanesque : le personnage de Jean-Christophe de G – un amant de Marie et, par conséquent, un ennemi du narrateur – est ridiculisé dans les premières pages avant de devenir une sorte de héros positif durant la scène centrale du roman, qui voit un cheval galoper dans un aéroport nippon. Tout se passe comme si les différents niveaux narratifs contenaient chacun leur part de vérité interne.

ToussaintLoin d’être décontextualisé, ce questionnement sur les rapports entre le récit et la vérité entre en résonnance avec la problématique contemporaine du storytelling, qui constitue un enjeu politique majeur dans le champ des sciences humaines et qu’illustrent des ouvrages tels que Storytelling ou la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (2007) de Christian Salmon ou Mythocratie (2010) d’Yves Citton.

Ceci nous amène à l’une des forces du roman quant à son contenu : sa « contemporéanité ». Depuis ses débuts, Jean-Philippe Toussaint est un romancier qui parle d’aujourd’hui, de son époque, telle qu’elle évolue sous ses yeux. Cela se marque au moins de trois façons dans La Vérité sur Marie. Premièrement, la grande scène de la course folle du cheval dans l’aéroport, déjà évoquée, et celle de l’incendie, en fin de volume, peuvent se lire comme une métaphore du rapport de l’homme à la nature dans le monde ultra-moderne : il s’agit de la double mise en scène d’une révolte de la nature dans un univers qui oublie celle-ci. Deuxième marque de contemporéanité, plus importante encore : le personnage de Marie. Marie est une femme d’aujourd’hui, qui domine l’homme dans le couple qu’elle forme avec le narrateur, qui brille socialement et artistiquement. Elle a en outre une dimension mythique que Jacques Dubois analyse avec brio dans Les Figures du désir, en la rapprochant de la figure de Méduse. Cependant, tout en étant forte, magnifique et dominante, Marie est loin d’être parfaite : elle a des défauts et se montre parfois exaspérante ou égocentrique. Or l’on sait qu’une des armes préférées de la misogynie de tous les temps, dans la littérature masculine, a consisté à idéaliser la femme pour mieux l’obliger à se taire (notamment en vantant cette forme d’altruisme soi-disant féminin qui n’est rien d’autre, en fait, qu’une conséquence de la domination, comme l’a si justement montré Pierre Bourdieu). Ici, le lecteur a accès à la représentation inverse : la femme n’est pas idéale, mais elle existe et elle s’exprime. Dans nombre de romans contemporains écrits par des femmes, les personnages féminins s’avèrent d’ailleurs également durs, forts et imparfaits, que l’on songe à Marguerite Duras, à Marie Darrieussecq, à Christine Angot, à Caroline Lamarche, à Camille Laurens ou à Virginie Despentes… Enfin, terminons par une dernière forme de contemporéanité en évoquant le portrait que Toussaint brosse du couple d’aujourd’hui à travers le récit des amours complexes unissant le narrateur à Marie. La littérature écrite par la génération précédente racontait le plus souvent des divorces liés à l’usure des sentiments ou du désir. Toussaint met en scène une forme contemporaine de séparation née, au contraire, de l’exaspération des sentiments et de la recrudescence du désir, et qui se traduit par des ruptures et des retrouvailles à répétitions. Il s’agit de la peinture, actuelle, originale, littéraire et sublime, d’un nouveau désordre amoureux.

Le roman qui a valu à Jean-Philippe Toussaint le prix que lui a remis lundi Fadila Laanan présente donc une richesse et une intensité peu communes, coulées dans un style d’une somptueuse élégance.

 

 

Laurent Demoulin
Avril 2013 

 

crayongris2Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle. Il est conservateur du Fonds Simenon de l'ULg.

 

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Jean-Philippe Toussaint

Jean-Philippe Toussaint, méticuleux artisan

Rencontre avec Jean-Philippe Toussaint


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