Tout conte fait, ce sens qui ne va pas de soi

La longue marche d’Alexander Kluge

« Que faites-vous », demanda-t-on à Monsieur K., « que faites-vous quand vous aimez quelqu’un ? » « J’ébauche un portrait de lui », répondit Monsieur K., « et je prends soin qu’il lui ressemble. » « Qui ? Le portrait ? », demanda son interlocuteur. « Non ! », dit Monsieur K., « ce quelqu’un. »  

(B. Brecht, Histoires de monsieur Keuner)

Pour Alexander Kluge, le récit d’une leçon de piano avortée pour cause de « force majeure », en avril 1945, a été le point de rencontre d’une histoire destructrice et d’une obstination subjective. Inscrite dans la tradition de la Théorie critique, son œuvre littéraire et audiovisuelle, faite de montages et d’associations, réactive l’antique résistance des contes pour interroger, après Brecht, Bloch ou Adorno, l’« identité » de l’histoire allemande contemporaine. Plus précisément, compte tenu d’une expérience, elle interroge inlassablement l’articulation entre Geschichte et Eigensinn, entre histoire et sens de soi.       

L’œuvre littéraire et cinématographique d’Alexander Kluge est une œuvre d’associations et de montages. Avant lui, Adorno, Benjamin et Brecht ont pratiqué une telle « écriture ». C’est peut-être Ernst Bloch qui a le plus clairement désigné l’opération à laquelle ces auteurs se prêtent : « transporter des ruines dans un autre espace qui s’oppose au contexte habituel », ainsi que le sens de cette opération : « s’assurer de l’ancienne culture : on l’aperçoit en chemin et dans l’émotion d’une rencontre, et non plus au terme d’une formation personnelle1 ». En chemin et dans l’émotion d’une rencontre : dans cette formule résident certains des « concepts » les plus énigmatiques des essais klugiens : la patience et l’impatience d’une obstination (Eigensinn), la chronique des sentiments (Gefühl), l’émotion d’une rencontre (Zusammenhang). Le travail d’Alexander Kluge est de l’ordre de ce que Bloch appelle aussi des « improvisations réfléchies » : « une succession de rêves, d’aphorismes, de mots d’ordre entre lesquels, au mieux, une affinité élective espère s’instaurer transversalement ».

Chronik der Gefühle. La possibilité d’une telle improvisation, A. Kluge l’a située, comme un espoir inespéré – et donc pour une part inévitablement manqué – en 1945 « sous » les bombardements alliés des villes allemandes. Il a souvent raconté comment il a vécu le bombardement de sa ville natale, Halberstadt, avec le sentiment qu’il en réchapperait de toute façon, dût-il être le seul survivant :

Tenez, si par exemple lors des bombardements de Halberstadt une bombe explose tout près de moi, je m’enferme dans une bulle faite d’illusion dans laquelle un enfant que je fus se réfugie, persuadé d’en réchapper. Sur quoi se fonde une telle certitude, je n’en sais rien. Le fait est que je ne me sentais en rien concerné par ce qui se passait, et comme je filais, laissant derrière moi la ville en flammes, mon souci majeur consistait à me demander si la leçon de piano aurait lieu l’après-midi, si lundi je pourrais en faire le récit à mes camarades d’école2

 

Halberstadt730

Alexander Kluge ne peut guère justifier cette certitude, cette « confiance originelle », qui semble d’abord n’être qu’une « réaction inadéquate3 », que par la capacité qu’elle lui a donné plus tard d’interroger l’héritage de son temps en en proposant une multitude de récits fragmentaires et indirects. En effet, à ce moment, Kluge a fait, au sens propre, une expérience : quoi qu’il en soit du vécu illusoire de la toute-puissance enfantine, il fait sous le feu des bombes alliées l’expérience d’un changement d’échelle qui lève instantanément, c’est-à-dire dans la puissance et la précarité d’un instant, pour un instant, la « puissance réaliste pesant sur la perception » ; il s’est trouvé plongé d’un coup dans « l’échelle inimaginable de la destruction des villes et de l’industrie 4 ».


 

1 E. Bloch, Héritage de ce temps (1935), Paris, Payot, 1978, p. 211. Thomas Elsaesser suggère l’importance pour A. Kluge de cette section du livre dans Th. Elsaesser, « The Stubborn Existence of Alexander Kluge », dans T. Forrest (éd.), Alexander Kluge. Raw Materials for the Imagination, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2012, p. 29, n. 5.
2
A. Kluge, « Eröffnungsbilanz des 21. Jahrhunderts » (entretien avec Jörg Becker), Neue Zürcher Zeitung, 16-17/12/2000, traduit dans T. V. Powald, « La Chronique des sentiments de Alexander Kluge : l’héritage des Essais de Michel de Montaigne après Auschwitz et Stalingrad », TRANS- [En ligne], n° 4, 2007, http://trans.revues.org/197.
3
Ibid.
4 A. Kluge & O. Negt, « L’Allemagne, un espace public de production » (extrait de Geschichte und Eigensinn, 1981), dans O. Negt, L’espace public oppositionnel, trad. A. Neumann, Paris, Payot, 2007, p. 146.

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