« L’histoire qui a une fin heureuse doit se dérouler dans le passé »

Un spectateur patient

Si l’échec d’Intolérance entraîne l’avortement d’une lignée cinématographique tout entière, c’est parce que le cinéma est fondamentalement impatient. Contre cette impatience attachée au cinéma hollywoodien dès ses premiers chefs d’œuvres, Kluge proclame son amour pour la « diversité primitive » des années 1900 à 1915, une époque qui se caractérise par une succession très rapide d’une multitude de naissances qui mettent en échec toute gestation posée : « On essayait sans cesse d’inventer le cinéma. Et chaque fois qu’il avait été inventé, on le réinventait encore une fois. On pourrait dire qu’il y a là l’origine d’au moins dix, vingt, trente histoires du cinéma différentes qui n’ont pas été empruntées et qui ont toutes été enfermées par des sens uniques commerciaux par la suite5. »

WEB Abschied von Gestern400Cet enfermement a notamment comme conséquence selon Kluge que plus jamais on ne confiera à un seul réalisateur le soin de filmer le « combat de l’amour à travers les millénaires ». Pourtant, un bref coup d’œil sur quelques films de l’auteur (Anita G., Travaux occasionnels d’une esclave) et quelques-uns de ses textes (Chronique des sentiments, Stroh im Eis) suffit pour se rendre compte que Kluge, précisément, n’a jamais cessé de raconter ce combat de l’amour mené par une galerie de personnages qui réalisent, selon un terme cher à l’auteur, l’incroyable capacité de l’être humain à protester: Anita Grün qui résiste à tous les rôles qu’elle s’impose au cours de sa déambulation urbaine (Anita G., 1966), Gabi Teichert qui aimerait enseigner une autre histoire de l’Allemagne (L’Allemagne en automne, 1977 ; La patriote, 1979) et bien d’autres  encore.

Anita G.

En tant qu’il se fonde sur une « opposition entre l’antiréalisme des sentiments et le réalisme des faits du monde6 », le cinéma, art du montage, n’a de cesse d’imiter cette capacité qui, selon Kluge, meut l’être humain depuis la nuit des temps : une intense production d’émotions contre le réel à laquelle « l’invention technique du négatif, du projecteur et de l’écran s’est contentée de répondre7. » Dans ses textes sur le cinéma, cette production adopte différents traits mais apparaît toujours sous la forme d’intrications a priori contradictoires : conte et sociologie, désir et réalité, fiction et documentaire. En associant des images hétérogènes, l’image en mouvement imite, c’est-à-dire rejoue en effet une succession de résistances passées dont nous sommes tous les héritiers. Certes, le présent, notre présent, n’en est pas moins incertain. Mais dans la perspective de Kluge, il est nécessairement le fruit d’une histoire de protestations, ce que le cinéma est en mesure de nous rappeler. À Babylone et à Paris, l’héroïne ne peut donc mourir :

Je voudrais (en tant que spectateur, pas seulement en tant qu’assistant d’un grand réalisateur) que dans les temps passés dont je suis originaire, se cache de l’espoir. Le présent n’est pas mon bien, mais les passés m’appartiennent, comme ils ont déjà appartenus à mes parents et à mes ancêtres. Je veux pouvoir déplorer le présent, c’est-à-dire la fin du film. Déjà parce que le film se termine. Je suis disposé à me séparer de la réalité. L’embellissement de l’avenir me fait peur. (p. 58)

Si le cinéma est moins patient que le livre, s’il ne peut attendre ses lecteurs, si sa diversité primitive a laissé depuis longtemps la place à un art normé et enfermé par une série de lois (de marché) qui lui ont pourtant assuré sa survie à travers les époques, il est aussi le seul survivant d’un bouillonnement originel et impatient qui a démontré au début du 20e siècle que différentes histoires étaient possibles. Le cinéma n’est donc pas seulement le médium cadenassé d’une impatience qui lui serait fatale. Il est aussi l’héritier d’une diversité qui peut encore éclore à chaque instant. « Même lorsque les projecteurs de cinéma se seront tus », écrit Kluge au début de ses Histoires du cinéma, « il existera toujours, j’en suis convaincu, quelque chose qui "fonctionne comme le cinéma8" ».

Bien sûr, aujourd’hui, Kluge, comme Godard dans ses propres Histoire(s) du cinéma, constate amèrement que le sursaut du néoréalisme italien ou les innovations de la Nouvelle Vague furent des chants du cygne de la « réalisation indépendante ». Mais, en attendant de « traduire les moyens traditionnels dans le nouveau médium pour poser le sentier pour la vie éternelle – il n’est toujours pas exclu aujourd’hui que cela pourrait réussir ‘de façon improbable’ – », Kluge « a bien caché les provisions en les publiant à la télévision privée9. » L’auteur le démontre encore aujourd’hui, tant par ses films et ses vidéos que par ses programmes télévisés, des objets qui déroutent le spectateur, qui comptent sur son imagination, et qui défient inlassablement tous les canevas que la salle comme la chaîne de télévision semblaient pouvoir leur imposer. De la sorte, ils suscitent par une forme de protestation obstinée la réapparition des formes survivantes du bouillonnement originel de l’image en mouvement. Et cette obstination, on s’en doute, ne va pas sans une confiance inébranlable en un spectateur qui accepte de se faire patient.

 

Jeremy Hamers
Avril 2013

 

 

 

crayongris2Jeremy Hamers est chercheur au département des Arts et sciences de la communication de l’ULg.  Ses principales recherches portent sur la représentation cinématographique et médiatique d'actes de violence politique (terrorismes, insurrections, radicalisation des luttes ouvrières) et sur le cinéma allemand après 1945.

 

 


 


5 « Alexander Kluge », in Edgar Reitz, Bilder in Bewegung. Essays. Gespräche zum Kino, Reinbek bei Hamburg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 1995, p. 82.
6 Alexander Kluge, « Ein Hauptansatz des Ulmer Instituts », in Ulmer Dramaturgien. Reibungsverluste. Stichwort: Bestandsaufnahme,  p. 7.
7 Ibid.
8 Alexander Kluge, préface à Geschichten vom Kino, p. 7.
9 Alexander Kluge, « An der Nahtstelle von Filmgeschichte und Fernsehen », in Geschichten vom Kino, p. 245.

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