« L’histoire qui a une fin heureuse doit se dérouler dans le passé »

De la patience au cinéma

L'écrivain et réalisateur Alexander Kluge a déclaré à plusieurs reprises qu'il était avant tout un auteur de livres. Cette préférence pour l'écrit repose notamment sur le fait que le livre, selon Kluge, est «patient», c'est-à-dire qu'il peut attendre le temps qu'il faut pour rencontrer ses lecteurs. Le film en revanche, semble être pris dans un tourbillon d'obligations rapides; une idée simple que cet article se propose de préciser au contact de quelques-uns des textes de Kluge sur le cinéma et la télévision.

 

Le livre patient

geschichten vom Kino e3f8c4bccaDans son discours prononcé à l’occasion de la remise du prix Heinrich Böll en 1993, Alexander Kluge insistait sur sa nette préférence pour l’écrit :

Je suis et je reste avant tout un auteur de livres, même si j'ai réalisé des films ou des magazines pour la télévision. Cela est dû au fait que les livres sont patients et qu'ils peuvent attendre étant donné que le mot est la seule forme de conservation de l'expérience humaine qui est indépendante du temps et qui ne reste pas prisonnière des biographies d'êtres humains pris individuellement1.

En 2002, dans le documentaire d’Angelika Wittlich Alle Gefühle glauben an einen glücklichen Ausgang2 (Tous les sentiments croient à une fin heureuse), il rappelle encore : « L’essentiel, c’est que je suis un auteur. Je le suis au cinéma, à la télévision, ou quand j’écris un livre. Et le genre le plus fiable, ce sont les livres. » Cette confiance accordée aux livres, Kluge la justifie par une patience qu’il reconnaît au support écrit : il peut attendre son lecteur.

Or, la carrière du cinéaste et écrivain Alexander Kluge démontre que si préférence nette il y a, elle ne l’a jamais dissuadé de tourner des films et de réaliser des entretiens pour la télévision. Au contraire, la création audiovisuelle est inextricablement liée à l’écriture littéraire chez cet auteur qui s’est fait connaître du grand public par une adaptation cinématographique de son propre récit Anita G. (1966). Comment faut-il dès lors comprendre cette préférence affichée pour le livre ? Bien sûr, il serait illusoire de vouloir répondre à cette question en quelques lignes à peine, compte tenu de l’œuvre gigantesque et protéiforme de celui qui fut à la fois membre du Groupe 47 et figure de proue de la génération des Oberhausener. Elle nous encourage néanmoins à sonder – par petits prélèvements successifs dans quelques textes – sa conception du cinéma : un art certes moins patient que la littérature, mais auquel Kluge accorde le bénéfice d’un pari sur la patience.

 

L’échec d’un film, l’échec du film

Dans Ein Vaterland auβerhalb des Realen (Une patrie en dehors du réel), paru dans ses Geschichten vom Kino (Histoires du cinéma), Kluge s’imagine en conseiller scénaristique de D.W. Griffith pendant la réalisation d’Intolérance (D. W. Griffith, 1916). Malgré la précarité de sa fonction (il coûte cher et ne sert à rien), il est défendu bec et ongles par le réalisateur américain alors même que ce dernier ne tient pas compte de ses remarques. Kluge conseille par exemple à Griffith de ne pas faire mourir ses deux premières héroïnes à Babylone et dans le massacre de la Saint Barthélémy. Le réalisateur décide, en revanche, de réserver le happy end au troisième volet de son film fleuve. Kluge commente cette erreur : « Il est évident que le marché punit par la mort prématurée du film, un récit dans lequel le personnage préféré du public, la montagnarde, meurt au début. » (p. 56)  Kluge en déduit cet étrange conseil :

L’histoire qui a une fin heureuse doit se dérouler dans le passé. C’est la raison pour laquelle l’héroïne doit survivre à Babylone et à Paris. Car les êtres humains du passé avaient suffisamment de descendants. Il est irréaliste de ne situer des événements mortels que dans le passé3. (p. 56)

Photo © Markus Kirchgessner

Kirchgessner400La carrière du film de 1916 est désastreuse, poursuit Kluge. L’échec commercial entraîne la faillite de la société de production et ce malheureux épisode tue dans l’œuf tous les autres films qui auraient pu être réalisés à partir du même projet : « Plus jamais on ne confia à un seul réalisateur une telle somme de moyens de production pour une histoire non triviale, "le combat de l’amour à travers les millénaires" » (p. 57) conformément au sous-titre anglais d’Intolérance (Love’s Struggle Throughout the Ages). Si Griffith avait tenu compte de l’avis de son conseiller, le film aurait peut-être connu un autre sort. Mais il est resté « prisonnier de la biographie d’un être humain pris individuellement » pour reprendre les termes cités en ouverture, la biographie d’un potentat borné qui entraîne Intolérance dans sa chute : « Je lui chuchotai : "Si la montagnarde décède dans les cinquante premières minutes du film, le spectateur sera vaincu par l’affliction, et le film se terminera." "Il se terminera quand je le voudrai", me répondit le réalisateur. » (p. 57) Dans ce dialogue fictif, Kluge apparaît d’abord comme un conseiller soucieux du succès public du film. Cette préoccupation, centrale dans toute une série de ses textes réflexifs sur le cinéma comme art des masses, concerne en réalité moins prosaïquement l’idée que Kluge se fait du rôle de l’auteur. Certes, avec ses collaborateurs, ce dernier maîtrise toutes les phases du processus de production. Mais il ne présuppose jamais aveuglément l’adhésion d’un spectateur auquel il tenterait d’imposer une œuvre clôturée, enfantée par la seule subjectivité personnelle et égocentrée du réalisateur ou, à l’inverse, par quelques principes scénaristiques consensuels.

Selon l’histoire racontée par Kluge, l’échec d’Intolérance est donc à mettre sur le compte d’une erreur scénaristique qui peut être résumée de la façon suivante : le personnage principal meurt trop tôt et meurt dans le passé. La faute au réalisateur qui s’est posé en seul maître de l’œuvre et a imposé le happy end, comme il se doit, à la fin du film, condamnant dans un même geste une société de production et un ensemble d’autres projets. En d’autres termes, Griffith, tel qu’il est mis en scène dans le récit de Kluge, interrompt une chaîne de potentialités, une chaîne de descendances indirectes. Deux morts prématurées aux origines identiques se croisent ici. D’abord, tuer la montagnarde dans les cinquante premières minutes d’Intolérance consiste à nier l’évidence que le passé a produit « suffisamment de descendants ». C’est, nous dit Kluge, une position qui va à l’encontre du désir de réalisme du spectateur, c’est-à-dire un réalisme, qui « pour des raisons antiréalistes, en guise de protestation contre la réalité insupportable4 » ne tue pas les héros dans le passé. Ensuite, ne pas tenir compte de ce désir entraîne aussi la mort du film avant même qu’il n’ait pu survivre dans une multitude potentielle de descendants cinématographiques. Négation de deux descendances donc.

 


 

 

1 Alexander Kluge, Personen und Reden. Lessing – Böll – Huch – Schiller – Adorno – Habermas – Müller – Augstein – Gaus – Schlingensief – Ad me ipsum, Berlin, Klaus Wagenbach, 2012.
2 Hormis Intolérance (D.W. Griffith, 1916), tous les films cités dans le présent texte seront projetés à la Cinémathèque française dans le cadre d’une rétrospective consacrée à Alexander Kluge. Pour le programme de projections :www.cinematheque.fr/fr/dans-salles/hommages-retrospectives/fiche-cycle/alexander-kluge,512.html
3 Alexander Kluge, « Ein Vaterland auβerhalb des Realen », in Geschichten vom Kino, Francfort, Suhrkamp, 2007, p. 56. Une édition française de Geschichten vom Kino paraîtra aux éditions Diaphanes en 2014.
4 Alexander Kluge, « Die Utopie Film », in Klaus Eder, Alexander Kluge, Ulmer Dramaturgien. Reibungsverluste. Stichwort: Bestandsaufnahme, Munich, Vienne, Carl Hanser Verlag, 1980, p. 61.

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