Alexander Kluge et Heiner Müller, ou quand l'interview devient un art

Ce qui échappe malheureusement au lecteur des recueils, par ailleurs adroitement traduits de l'allemand3, (par Eleonora Rossi, Marianne Beauviche et Jean-Pierre Morel, connaisseurs de l'œuvre de Müller) et admirablement postfacés par ce même Morel et Jean Jourdheuil, c'est l'extrême lenteur des interviews, une lenteur que Kluge met littéralement en scène. Il accorde aux longs silences du dramaturge et à ses moments de réflexion autant d'importance qu'à son parler, filme Müller tirant de longues bouffées de son inévitable cigare, étire à déraison les plans d'ambiance où rien d'autre ne passe que le temps.

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Cette esthétique de la lenteur est parfaitement en phase avec le désir müllérien de lutter contre l'accélération incessante qui caractérise selon lui notre société. Elle reflète également la volonté de Kluge de forcer le medium télévisuel à octroyer du temps de pensée, du temps pour penser. Pour pleinement se rendre compte de l'apport esthétique de Kluge, il est nécessaire de visionner à tout le moins certaines de leurs confrontations, qui sont heureusement accessibles sur Internet grâce au précieux travail de Rainer Stollmann et David Bathrick4.

Mais pourquoi lire maintenant ces interviews, soit plus de vingt ans après leur diffusion (et plus de quinze après la mort de Müller) ? Justement pour leur intemporalité. Müller et Kluge évitent le piège de l'actualité et délivrent un discours métaphorique, adaptable à chaque époque car polysémique. Les touches d'humour – d'un beau noir – participent également à cette éternelle jeunesse. Un bel exemple est livré par la conversation où Kluge interroge Müller sur son séjour aux soins intensifs pour une ablation de l'œsophage:

Kluge : Et le lendemain, tu te réveilles… […] La lumière s'allume, si on peut dire, dans tout le corps, c'est ça ?

Müller : Je ne m'en souviens plus du tout, non, je ne vois pas.

Kluge : Il n'y a pas de coq qui chante. Socrate n'a-t-il pas offert un coq en sacrifice à Esculape, le dieu de la guérison, la veille de sa mort?

Müller : Il y a naturellement quelque chose d'équivalent ! Tu dois régler la note avant, tu payes pour ton séjour et pour l'exécution. Tu sais très bien que tu ne seras pas tué gratuitement, tu dois verser un acompte. De ce point de vue, le sacrifice du coq représente une approximation. (Profession arpenteur, 32-33)

On peut même dire que les interviews entre les deux enfants terribles de la culture allemande se prêtent encore mieux actuellement à la lecture qu'à l'époque de leurs publications allemandes (respectivement 1995 et 1997). À l'époque, on risquait d'être submergé par la puissante intertextualité de l'échange, le flot de références rarement expliquées à la culture allemande et internationale, ainsi qu'à des événements historiques et mythologiques. En 2013, lire Profession arpenteur et Esprit, pouvoir et castration, c'est s'embarquer pour un voyage dans l'espace d'information infini offert par Internet et les outils tels que Wikipédia. Chaque allusion de Kluge et Müller se trouve déchiffrée d'un clic, et entraîne nombre de découvertes supplémentaires et inattendues. On  se rappellera d'ailleurs que c'est cette lecture rhizomatique, c'est-à-dire sans centre, ni fin, ni origine, pareille en de nombreux points à l'hypertexte popularisé par le Web, que Müller souhaitait pour son œuvre…

 

Bruno Dupont
Avril 2013

 

crayongris2Bruno Dupont est chercheur en langue et littérature allemandes à l'ULg, il prépare un doctorat sur les nouvelles technologies de l'information dans la littérature allemande d'aujourd'hui.

 

 

 

À lire pour un complément d'information 

Dupont, Bruno : "Die Macht ist ja hier eine öffentliche Ohnmacht" : Performativität und Paradox : Das Ich-Werk als Fanal. Mémoire non-publié à l'Université de Liège, 2012.

Löschner, Sascha : Geschichte als persönliches Drama :  Heiner Müller im Spiegel seiner Interviews und Gespräche. Frankfurt am Main 2002.

Lutze, Peter C. : Alexander Kluge's 'cultural window' in private television. In : New German Critique, 80, 2000, p. 171-190.

 


 

 

1 Müller, Heiner et Kluge, Alexander: Esprit, pouvoir et castration : entretiens inédits (1990-1994). Traduit de l'allemand par Marianne Beauviche et Eleonora Rossi. Paris, 1997.
2 Müller, Heiner et Kluge, Alexander: Profession arpenteur : entretiens, nouvelle série (1993-1995). Traduit de l'allemand par Eleonora Rossi et Jean-Pierre Morel. Paris, 2000.
3 La seule chose à déplorer est que les quelques passages qui avaient été mal retranscrits dans la version allemande aient été traduits tels quels dans la version française. Etant donné que ces erreurs avaient été relevées par d'autres chercheurs, il aurait été plus judicieux de revenir à l'enregistrement original dans ces cas précis, pour éviter de perpétuer des contresens…
4 Les vidéos, en version allemande avec une option de sous-titres anglais, se trouvent sur la librairie en ligne de l'Université Cornell aux Etats-Unis : http://muller-kluge.library.cornell.edu. Le public ne parlant ni l'anglais ni l'allemand peut utiliser ces conversations en regard du texte publié par Beauviche, Morel et Rossi.

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