Alexander Kluge et Heiner Müller, ou quand l'interview devient un art
Photo © Markus Kirchgessner
Kirchgessner Portrait ganz nah450Les interviews entre Alexander Kluge et Heiner Müller dans les années nonante sont devenues légendaires, à tel point qu'on les considère comme une partie de l'œuvre du dramaturge de la RDA. Elles sont le témoin de l'irruption de Kluge dans l'audiovisuel allemand, ainsi que de la pensée et la parole de Müller. La publication de leur recueil en français permet de revivre ces dialogues, fruit de la rencontre de deux artistes hors-normes. Diffusés il y a vingt ans, ces échanges sont toujours actuels. Voici pourquoi.  

Depuis la seconde moitié des années quatre-vingts, Alexander Kluge (né en 1932) est devenu – parallèlement à ses activités d'auteur, essayiste et cinéaste – producteur et réalisateur d'un concept de télévision hautement intéressant. Profitant de l'ouverture du paysage audiovisuel allemand aux opérateurs privés, il prend la tête d'une structure ayant pour objectif d'acheter des parts des nouveaux canaux. Devenant de cette manière un de leurs actionnaires minoritaires, il obtient un temps d'antenne proportionnel à son investissement. Il utilise ce créneau pour monter et diffuser ses propres productions télévisuelles sur SAT1 et RTL-Plus, qu'il conçoit comme une injection de culture et de réflexion dans l'immédiateté de la petite lucarne. Il filme ainsi de vraies et fausses interviews, colle des extraits de films existants entre eux, réalise des vidéos expérimentales et promeut de jeunes réalisateurs. Son travail, apprécié d'une part de la critique, lui vaut d'être surnommé le «tueur d'Audimat» dans la presse, tant ses émissions s'adressent à un public restreint.

La seconde moitié des années quatre-vingts, c'est précisément le moment où le dramaturge est-allemand Heiner Müller (1929-1995) devient le chouchou des intervieweurs pour ses avis tranchés, tranchants et souvent nourris d'humour noir sur son œuvre, la littérature, la politique, la philosophie et l'actualité. Müller est classé comme un précurseur puis représentant du postmodernisme dans le théâtre. Il accède à la reconnaissance nationale et ensuite mondiale pour des pièces telles que Le briseur de salaires, Germania Mort à Berlin, Ciment, La bataille ou encore Hamlet-Machine. Sa carrière d'écrivain en Allemagne de l'Est est chaotique : ses pièces, d'inspiration communistes mais néanmoins très critiques vis-à-vis du fonctionnement de son pays, connaissent très souvent une interdiction de publication, avant d'être légitimées puis même acclamées tardivement par le régime de la RDA. L'originalité et l'abondance de ses conversations avec différents interlocuteurs sont d'ailleurs telles que de nombreux commentateurs les considèrent comme une catégorie à part entière au sein de l'œuvre müllérienne.

Lorsque, à partir de 1990 et jusqu'en 1995, Kluge décide de réaliser une série d'interviews avec Müller, c'est donc la rencontre de deux univers artistiques différents, mais unis par leur rejet des formes d'expression majoritaires et de la doxa qu'elles véhiculent. Dans ces échanges, diffusés selon les cas dans des émissions de Kluge intitulées 10 vor 11, Primetime ou News & Stories, l'alchimie est évidente : conversant sur base de suggestions, de métaphores filées et d'associations d'idées, les deux artistes parviennent à maintenir un niveau intellectuel rarement atteint dans l'exercice de l'interview. L'un termine les phrases de l'autre, continue son récit, apporte un éclairage nouveau à ses réflexions. Müller semble plus détendu face à Kluge qu'avec d'autres intervieweurs : il s'abstient des réponses-slogans, rebuffades et autres provocations qu'il réserve aux importuns et s'engage dans un véritable questionnement.

 

À la lecture des deux volumes du recueil des discussions Kluge-Müller, publiés en français sous les titres Esprit, pouvoir et castration1  ainsi que Profession arpenteur2, c'est d'abord la richesse et la densité thématiques qui sautent aux yeux. Une foule de sujets sont abordés et interconnectés, et les plus chers aux deux protagonistes ont l'honneur d'être déclinés au travers de plusieurs conversations. Kluge interroge Müller – entre autres – sur la philosophie antique, le théâtre japonais, sa vie privée et son travail d'écrivain, l'histoire de l'Allemagne, la guerre, la mythologie et même les techniques managériales. Müller se montre souvent bon client, élargissant le champ des questions au moyen d'une de ses fameuses «parallèles biaisées», c'est-à-dire des rapprochements inattendus de concepts différents ou anachroniques. En témoigne notamment l'entrevue «La démocratie, ce grand omnivore», où il oppose Prométhée à Zeus, avant de rapprocher ce dernier de Staline et d'illustrer sa théorie par une référence à Soljenitsyne (cf. Profession arpenteur, 43-44).


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