« Autant s’emporte le temps »

Decembre2Au centre des photographies de Gerhard Richter : la forêt, recouverte d’une épaisse couche de neige. Cette forêt à la fois familière et inquiétante qui conserve aujourd’hui encore une aura toute particulière dans l’imaginaire allemand4 et reste omniprésente, des contes de Grimm (la forêt comme danger) aux chansons populaires (comme la très célèbre Waldeslust, « plaisir de la forêt ») en passant par les poèmes du romantique Eichendorff (la forêt comme refuge). À première vue, les photographies de Richter frappent par leur monotonie, répétition incessante d’arbres enneigés, presqu’en noir et blanc et sans ligne d’horizon identifiable, avec pour seules traces de vie humaine, sur les deux dernières photos, une maison et une route. Des images finalement presque plus abstraites que figuratives – pas étonnant quand on repense à ce que Richter a un jour déclaré au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung : « Pour moi il n’y a pas de différence entre un paysage et une image abstraite. » Avec son appareil photo, Richter ne se limite donc pas à fixer l’hiver qui sévit autour de lui : au travers de ses images, il offre aux lecteurs de véritables surfaces de projection, ouvertes aux lectures les plus diverses.

Quand on invite Kluge à « lire » les images de Richter, il répond : « Je vois l’enchevêtrement des arbres dans l’Engadine comme une jungle. Cela me rappelle les haies de la Belle au bois dormant. Et la treizième fée. Qui a été exclue. Suite à cela, elle a plongé le château tout entier dans un profond sommeil. Ça aussi, on le trouve dans la jungle des photographies de Richter. »5 Ces observations nous amènent au texte consacré au 31 décembre 2009, symboliquement le dernier jour du projet. Kluge y fait un étonnant rapprochement entre la Belle au bois dormant, la catastrophe de Tchernobyl en 1986 et la faillite de la banque Lehman Brothers en 2008. Le point commun ? Dans ces trois cas « sont écartés les faits qui ne tarderont pas à porter malheur ». Or, on le sait et Kluge le répète : « La treizième fée se vengea en plongeant le château et le royaume dans un sommeil de mille ans ». Il poursuit :

Dans le même temps, elle fit pousser autour du château une forêt d’arbres et de broussailles aux branches étroitement enchevêtrées, des « réseaux de frise ». De la neige pesait sur les branchages. Cela créait une impression d’impénétrabilité. Mais, dans la pratique, il s’avère possible de se frayer un chemin à travers la neige légère sous une telle branchure. Il suffit de suivre l’image jusqu’en bas, là où se rassemblent sur un mètre carré un milliard de cirons.

Une note d’optimisme dans un livre souvent perçu comme fataliste ?

Là où il aurait pu, en toute logique, s’arrêter, le texte s’interroge encore une fois sur le « pouvoir du temps ». À la question de savoir ce qu’est le temps et s’il est autonome, le moine Andreï Bitov, « spécialiste des calendriers », répond : « ce qui compte, ce sont les DÉMARCATIONS entre les périodes de temps ». Il souligne l’influence qu’ont les êtres humains sur la perception du temps et ajoute qu’il est particulièrement dangereux de manipuler le 31 décembre – « par nature, l’année ne finit pas ». Décembre se poursuit alors dans une sorte de coda intitulée « Les calendriers sont conservateurs », ensemble de considérations autour de quelques calendriers par lesquels l’homme a tenté de contrôler le temps, toujours en vain. Le livre a ainsi été interprété très justement comme un « calendrier qui révèle l’inadéquation des calendriers »6.

Publié en 2010 dans la prestigieuse collection Bibliothek Suhrkamp, qui rassemble depuis sa création en 1951 plus de 1500 chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine, ce petit livre fascinant est désormais accessible au public francophone grâce au travail remarquable des traducteurs Hilda Inderwildi et Vincent Pauval et de la maison d’édition indépendante diaphanes.

Céline Letawe
Avril 2013

crayongris2Céline Letawe enseigne la traduction allemand-française à l'ULg. Ses principales recherches portent sur la littérature allemande et la traduction. Sa thèse était consacrée à Max Frisch. Uwe Johnson. Eine literarische Wechselbeziehung (röhrig 2009).

 


 


4 Le « deutsche Wald » fait d’ailleurs systématiquement l’objet d’un chapitre dans les nombreux ouvrages consacrés à l’identité allemande. Cf. entre autres Thea Dorn/Richard Wagner, Die deutsche Seele, Knaus 2011, Hans-Dieter Gelfert, Was ist deutsch? Wie die Deutschen wurden, was sie sind, Beck 2005 et Hermann Bausinger, Typisch deutsch. Wie deutsch sind die Deutschen? Beck 2000.
5 Interview « Gerhard Richter zeigt den Winter », Rheinische Post 21.10.2010
6 Madeleine LaRue, Quarterly Conversation 04.06.2012,

Page : previous 1 2