« Autant s’emporte le temps »

Décembre d’Alexander Kluge et Gerhard Richter

Deux des plus grands artistes allemands du vingtième siècle se retrouvent pour réaliser un projet sur le temps qui passe – et le temps qu’il fait. Il veulent montrer que, malgré leur « parenté de temps », ils portent sur leur époque des regards différents. Alexander Kluge le dit avec des mots, Gerhard Richter avec des images.

Décembre 2009, dans l’Engadine. Deux des plus grands artistes allemands du vingtième siècle se retrouvent à l’hôtel Waldhaus pour réaliser un projet sur le temps qui passe – et le temps qu’il fait.decembre Dans une interview, Alexander Kluge se souvient de sa première rencontre avec Gerhard Richter, quelques années auparavant, déjà dans cet endroit mythique où ont séjourné avant eux Hermann Hesse, Adorno ou encore Thomas Mann : « Un jour, alors que j’étais au Waldhaus et que j’écrivais, il s’est approché et m’a dit : Je suis Gerhard Richter. Puis on a discuté (…) C’était formidable. Vous savez, le travail artistique rend solitaire. »1 Kluge semble avoir découvert en Richter un interlocuteur privilégié, notamment en raison de leur parenté de temps. En effet, les deux hommes sont « Zeit-Cousins » comme dit Kluge, littéralement « cousins de temps ». Tous deux nés en février 1932, ils appartiennent à la même génération mais ont porté sur leur époque des regards différents. C’est ce que ces deux artistes veulent raconter dans Décembre, chacun à sa façon.

Alexander Kluge, réalisateur, producteur et écrivain, utilise les mots pour raconter des histoires, petites et grandes, au fil d’un almanach qui promène le lecteur dans les décembres du siècle passé. Gerhard Richter, peintre, sculpteur et photographe, se sert de son appareil photo pour fixer jour après jour l’hiver qui frappe l’Engadine, cette région où règne l’un des plus rigoureux climats des Alpes suisses, au mois de décembre 2009. Le résultat de cette collaboration ? Non pas 31 mais 39 histoires et 39 images… parce que le temps ne s’arrête pas là où le calendrier voudrait le lui imposer.

Dans ses histoires, Alexander Kluge revient sans cesse sur les années 1930-1940, à l’heure de la montée du national-socialisme et de la Seconde Guerre mondiale. Le livre s’ouvre sur le 1er décembre 1941, alors que sévit une « Tempête de glace sur le front de Moscou ». Ici, le pire ennemi des Allemands n’est pas l’armée russe, mais bien l’hiver (« Au fond, ce n’est pas d’une arme contre les Russes dont nous avons besoin, mais d’une arme contre la météo »). Et le projet d’arme antichar inspirée de l’anatomie du mammouth « arrive trop tard cette année-là pour changer la donne ». La dernière phrase de ce tout premier texte donne le ton : « Le mois de décembre 1941 se caractérisait par un étrécissement misérable du temps. » Un saut de cinquante ans emmène ensuite le lecteur au 2 décembre 1991, à la rencontre d’un Mikhaïl Gorbatchev fatigué, dans les locaux du Kremlin, quelques semaines avant sa démission. À l’instar des fauteuils de Lénine et de la vieille centrale téléphonique qui l’entourent, il n’est déjà plus qu’une relique de l’URSS en ruines. Mais le 3 décembre choisi par Kluge nous ramène déjà aux années 1930-1940. C’est celui de l’année 1931, lorsque, par une pluie verglaçante, un accident de voiture faillit causer la mort d’Hitler sur les routes du Mecklenburg – le destin ? la fatalité ?2 À la fin du texte, dans une note de bas de page, Kluge commente : « Logé dans l’abri bien tempéré du ventre, je faillis naître sans qu’Hitler ait pris part à l’avenir. Il manqua 40 centimètres pour qu’eût lieu une collision mortelle entre les grosses cylindrées sur la piste verglacée. » Une variante non-réalisée qui semble littéralement hanter l’écrivain. Ce sont d’ailleurs des considérations similaires qui sont au cœur du texte consacré au 8 décembre 1941, date à laquelle la Conférence de Wannsee était initialement prévue, avant d’être reportée au 20 janvier 1942. « Comment un ensemble d’indéterminations peuvent-elles produire UNE DÉTERMINATION qui conduit au désastre ? » s’interroge un darwiniste qui travaille à une « Histoire des Espèces du Mal ». Kluge achève son texte par un des nombreux dialogues disséminés dans le livre, dont les interlocuteurs restent indéterminés :

— Une « conférence de Wannsee » le 8 décembre se serait-elle déroulée autrement que celle, historique, du 20 janvier 1942 ?
— Probablement.
— Pourquoi ?

— En raison de l’urgence.


Portrait Gerhard Richter © Hubert Becker 2013

Portrait Gerhard Richter copyright Hubert Becker2013On a là un bel exemple du « principe dialogique » qui sous-tend la totalité de l’œuvre klugienne. C’est Kluge lui-même qui utilise ce concept dans une émission de 2009 quand il explique sa propension au dialogue : « Ce principe dialogique vient de la convivialité de ma mère, qui dissout tout ce qu’il y a sur terre dans une conversation. »3 Par ces mots, l’artiste rend non seulement hommage à sa mère, mais aussi au philosophe Martin Buber, qui considérait le dialogue comme le principe anthropologique de l’homme (Das dialogische Prinzip, 1973). « Toute vie réelle est rencontre », écrivait Buber. Une phrase qui traduit merveilleusement bien l’essence de Décembre, où Kluge dialogue avec Richter, où les histoires dialoguent avec les images, comme dans cet extrait daté du 15 décembre 2009, juste au milieu du livre :

Il a neigé toute la nuit sur l’Engadine. Avec une belle équité la neige saupoudre arbres, lacs et plaines. Un poids de plume. Aux heures matinales on peine à distinguer entre le givre et la neige. Sur les arbres agrippés aux pentes, la neige agglutinée, vue de près, se révèle aussi épaisse que branches et rameaux eux-mêmes. Qu’une pareille accumulation soit possible en dit long sur la douceur avec laquelle la neige se pose.

 


 

 

1 Interview « Gerhard Richter zeigt den Winter », Rheinische Post 21.10.2010
2 Quand on lui pose la question lors d’une interview, Kluge répond que c’est « l’action du diable ». Ibid.
3 Andreas Ammer, « Alexander Kluge. Tür an Tür mit einem anderen Leben », Südwestrundfunk 2009

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