Exegi monumentum…  Notes sur Chronique des sentiments d’Alexander Kluge

Chronik2Indication que peut se jouer, dans le moindre événement d’une vie anonyme — course périlleuse d’un enfant vers le lac, recherche avide de la caresse du soleil, regard distrait sur un groupe de chiens querelleurs —, quelque chose d’aussi important qu’une bataille ou un coup d’État — interrogation lancinante : « qu’est-ce qu’un 18 brumaire des sentiments ? qu’est-ce qu’un bonapartiste de l’amour ? » (Épisode de la campagne de Russie en 1812). Indication, ensuite, que l’histoire dite « naturelle » devrait être scrutée avec l’attention qu’on accorde à l’Histoire politique, suivant une même recherche des retournements et des bifurcations passées (Femme petite avec talons hauts), mais aussi des transformations esquissées et encore à venir — que l’on songe à la douloureuse tentative d’« armer les sentiments » (Commentaire sur La princesse de Clèves), ou au récit tragique de l’invention d’une forme de résistance passant par le mutisme et l’anesthésie des affects (Une expérience sur l’amour). Indication enfin qu’en chaque action se croisent et palpitent des forces et des temporalités innombrables, venues d’âges différents — comme le professe ce fonctionnaire du KGB d’origine kirghize, collectionneur de scènes historiques, qui invoque l’action des dieux pour expliquer la « paralysie au moment décisif » : « Vous dites ça en tant que matérialiste ? C’est exactement ce que je dis, répondit Lermontov. Un matérialiste n’est jamais doctrinaire. Il n’exclut sans raison aucune intervention d’une force dans le monde pour la déclarer impossible. Surtout pas si nous pouvons l’observer » (Réserve sibérienne de temps).

Chroniqueur matérialiste non doctrinaire, attaché à pister l’efficace sentimentale des choses et des êtres — dieux, réseau téléphonique (Le pouvoir est dissimulé derrière le crépi) ou queue de homard (Le sentiment est fait de ce qui ne se consomme pas) —, Kluge ne remplace pas l’horizon théologique du salut par celui, séculier, d’une fin de l’histoire. L’élément au sein duquel s’entrelacent les récits, le plan ou le tableau sur lequel s’accrochent les images, a pour nom : « longue marche de la confiance originelle ». Il semble que cette marche soit sans fin. Sol sur lequel tout mouvement vital prend appui, réserve où puisent — l’espace d’une vie ou d’une nuit (Le mystère de la Berezina) — les corps individuels ou collectifs (couples, armées, empires) pour pouvoir simplement tenir, la confiance dont la Chronique des sentiments transcrit, avec la précision d’un sismographe, les mouvements parfois contradictoires (Discorde originelle) ne semble pas toujours justifiée par l’histoire. On trouve à plusieurs reprises, se répondant comme en miroir dans les pages de la Chronique, l’équivalent d’une situation d’ordalie. Les justes — souvent des figures de femmes — sont très loin d’y triompher à tout coup. Il y a pourtant, dans l’insistance même de ces historiettes monumentales, dans leur façon de se dresser silencieusement sur les fonds marins de la mémoire, quelque chose qui donne envers et contre tout raison à l’élan de la confiance originelle : l’attestation en acte que rien — événement réel ou imaginaire — ne se perd définitivement, le pressentiment que tout être, toute force, tout geste, pourrait encore peser dans une bataille future.

Julien Pieron
Avril 2013

 

crayongris2Julien Pieron est docteur en philosophie, coordinateur scientifique du projet ARC/fructis « Contemporary politics of nature ». Auteur d’un ouvrage sur Heidegger (Pour une lecture systématique de Heidegger, Bruxelles, Ousia, 2010), son travail interroge les rapports entre vie, normes et politique.

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