Exegi monumentum…  Notes sur Chronique des sentiments d’Alexander Kluge

« Si la poésie est une activité de cueillette comme celle des baies et des herbes, alors la qualité de ce qui est poétique se révèle dans la ténacité, la plénitude, l’obstination et la passion de la recherche. » (Heiner Müller et le projet d’eau de source)

Interrogeant l’étonnante monumentalité des récits qui composent le livre de Kluge, ces quelques remarques tentent d’éclairer l’idée d’une Chronique des sentiments et d’en indiquer les enjeux, indissociablement poétiques et politiques.

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La Chronik dont la version française de Pierre Deshusses1 nous livre quelques fragments (225 pages de traduction d’un ouvrage allemand qui en compte près de 2000), choisis et disposés avec l’assentiment de l’auteur, fait partie de ces textes apparemment « littéraires » qui sont un appel immédiat à la pensée, et qui ont pourtant la délicatesse de ne rien prouver, de laisser le lecteur libre de vagabonder entre les lignes et d’y faire résonner les bruits de sa vie propre. Pour employer une formule kantienne, on dira de ces fragments qu’ils « donnent à penser », au double sens d’une occasion et d’une offrande. Glanées en des lieux et des âges extrêmement divers — de la campagne de Napoléon en Russie à l’Allemagne contemporaine, en passant par l’ère glaciaire, l’Empire romain ou les rivages d’une Tasmanie fraîchement colonisée —, les histoires et images (les secondes étant comme le précipité ou la cristallisation mémorielle des premières) dont le recueil présente la précieuse collection se caractérisent par une propriété singulière, qu’on pourrait nommer silencieuse insistance.

La forme brève de ces proses grattées jusqu’à l’os, elliptiques parfois jusqu’à la cruauté — « L’idée de la séparation lui faisait chaud au cœur. Cela le ramenait chaque fois vers elle. Puis un jour de janvier, vers 17 heures, Gabi prit la route de Stuttgart ; il y avait du brouillard. L’accident la laissa paraplégique. Désormais, Erwin ne pouvait plus abandonner celle qui était maintenant paralysée » (Il voulait la garder un moment comme un bocal de conserve, avant de l’échanger contre une autre qui soit mieux) ­—, appelle presque spontanément un ralentissement de la lecture, et lui imprime un rythme hivernal, où règnent silence et quasi immobilité. Peut-être est-ce ce rythme hivernal qui confère aux images le pouvoir d’insister, de ressurgir longtemps après la lecture, de flotter dans la mémoire à la façon de ces corps de soldats fusillés, lestés de plomb et jetés à la mer au large de la Crimée, peu après la révolution d’Octobre — « Plus tard, des plongeurs ont retrouvé ces morts ; ils oscillaient en position verticale au fond de la mer, en une suite de va-et-vient, "comme pour l’éternité" » (Monument pour des soldats inconnus).

ChroniquedessentimentsCe pouvoir d’insistance mémorielle fait de la multitude des formes brèves recueillies dans cette Chronique autant de monuments aux soldats (ou aux déserteurs) inconnus de batailles innombrables, dont la plupart étaient restées jusqu’ici sans nom. Le geste monumental de Kluge prolonge celui de Brecht dans ses poèmes des années 30 — dont Benjamin affirmait qu’il « confère l’aere perennius d’Horace à ce qu’un prolétaire, exposé à la pluie et aux sbires de la Gestapo, trace à la craie sur un mur2 » —, à cette différence notable que le grondement de la bataille s’élargit désormais à l’histoire universelle, embrassée dans la multitude de ses échelles et de ses rythmes — des temps humains aux temps géologiques. C’est cette insertion immédiate, abrupte, du récit de l’événement singulier dans le(s) courant(s) de l’histoire universelle qui rattache Kluge à la tradition de la chronique.

Suivant Benjamin, alors que l’historien écrit l’histoire en cherchant à expliquer les événements qu’il rapporte, le chroniqueur se borne à les raconter, s’en tient au pur récit — le présupposé de l’intégration de tout ce qui a lieu dans une histoire générale du salut dispensait d’ailleurs les chroniqueurs médiévaux du souci de rechercher des explications supplémentaires3. De ce point de vue, la prégnance des figures de « grands hommes » (Tibère, Napoléon, Hitler, Gorbatchev) et les références scientifiques ou pseudo-scientifiques (astrophysique, biologie, géologie ou psychologie expérimentale) qui émaillent la Chronique des sentiments doivent être envisagées avec circonspection. Loin de réduire l’histoire des masses à l’histoire des grands hommes, et celle-ci à une « histoire naturelle » immémoriale qui serait foncièrement répétition du Même (suivant le projet « sociobiologique » d’une histoire des sentiments s’abolissant dans une mécanique des affects), les références de la Chronique à l’Histoire et à la Science, de par leur entrelacement « égalitaire » avec des histoires obscures et singulières aux temporalités variables (un instant, un jour, un mois, une vie), semblent autant de signes ou d’indications en direction d’autre(s) chose(s).

 



1 A. Kluge, Chronique des sentiments, Paris, Gallimard, « Arcades », 2003.
2 W. Benjamin, Œuvres III, Paris, Gallimard, « Folio essais », p. 258.
3 W. Benjamin, Œuvres III, p.132-133.

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