Simenon dans les Cahiers de L’Herne : le trésor d’un humble

Que Georges Simenon se soit frayé un chemin jusqu’au sein de la collection de la Pléiade en avait déjà étonné plus d’un. Lire le populaire Maigret sur papier bible, quel paradoxe, non ? Et voici que le plus universel des écrivains liégeois conquiert aujourd’hui un autre bastion de prestige que l’on croyait uniquement réservé à la littérature de pointe, les Cahiers de L’Herne…

herneCette collection, fondée par l’énigmatique Dominique de Roux à la fin des années 60, s’est rapidement imposée comme un cénacle de monstres sacrés de la littérature. Qu’on en juge : jadis, elle s’inaugurait avec des noms tels que Céline, Pound, Borges, Michaux ou Bernanos et, récemment, elle accueillait Steiner, Bashevis Singer et Nimier. Par delà le temps, sa marque de fabrique n’a semble-t-il guère plus évolué que son format, décourageant pour les inconditionnels du poche. Qu’il s’agisse en effet de romanciers, de poètes, de dramaturges ou de penseurs, le personnel convoqué par L’Herne constitue une Aristocratie du Verbe, dont l’intérêt réside également dans le fait qu’elle ne soit pas forcément consensuelle. Pour preuve, Maurras, Drieu la Rochelle, Lovecraft sont aussi de la partie… Mais L’Herne, avant que d’être ce panthéon contrariant, c’est un esprit. Caractérisé par un éclectisme de haute tenue, un bon Cahier (mais, au fond, y en eut-il de mauvais ?) se doit d’offrir un kaléidoscope de témoignages, de textes et de correspondances inédits, d’entretiens retranscrits, de portraits croisés, enfin d’études de fond, qui permettent de mieux cerner la complexité de l’auteur envisagé.

Notre petit Sim – même s’il devint l’immense Simenon par l’énergie productrice qu’il déploya et sa manière unique de camper une atmosphère ou de nouer une intrigue – avait-il sa place parmi ces éminences ? Et comment ! Le volume, orchestré de main de maître par Laurent Demoulin , ôte les derniers doutes à ce sujet. Le professeur de lettres, par ailleurs poète reconnu et spécialiste de Francis Ponge, ne s’est pas contenté de livrer maints trésors que recelaient les vastes armoires du Fonds Simenon dirigé par ses soins ; il a aussi réuni autour de Simenon une kyrielle d’intervenants à l’avis autorisé, même si leur lien à l’auteur du Petit Saint n’apparaît pas d’emblée comme une évidence.

Rien d’étonnant donc à rencontrer dans ces pages Danielle Bajomée, Jacques Dubois, Michel Lemoine, Jean-Baptiste Baronian, Bernard Alavoine ou encore Jacques De Decker – tous simenoniens patentés du fait d’une fréquentation historique de l’œuvre doublée d’un apport exégétique qui fut et reste fécond. La gageure était ailleurs, comme d’inviter Eugène Savitzkaya ou Philippe Delerm à s’exprimer sur un univers scriptural et fictionnel qui semble aux antipodes de leur propre poétique. Ou encore de convier le michalcien David Vrydaghs qui, avec la maîtrise d’un vieux routard de la Simenonie, interroge la figure de Maigret à travers l’une de ses précédentes antithèses de papier, le personnage d’Yves Jarry. Puis il y a les OVNI, les trouvailles, les angles d’attaques insoupçonnés, à l’instar de l’article de Paul Mercier qui traite du personnage de l’épileptique dans la comédie humaine de Simenon. Et qui convainc.

Épingler les contributions saillantes d’un collectif est une tâche forcément ingrate. Ce n’est pourtant pas subjectivité que de souligner la pertinence de l’analyse fournie par Benoît Denis sur le Simenon découvrant l’Afrique, dans les années trente, entre ethnologie et journalisme ; d’applaudir à l’excellent démontage, signé Jean-Louis Dumortier, du « vychisme modeste » trop légèrement imputé à Simenon par le sociologue Luc Boltanski dans un récent essai ; de se repaître de l’érudition cinématographique de Dick Tomasovic, qui dresse le panorama des adaptations de Simenon à l’écran ; de sourire enfin avec Paul Aron face aux pastiches scrupuleusement recensés, depuis ceux publiés chez l’éditeur de triste mémoire Fernand Sorlot jusqu’à l’acide anti-portrait de la faune des « Symenhons » dû à Guy Breton…

La part des textes personnels permet quant à elle de mesurer à quel point Simenon abordait son œuvre avec une espèce de lucidité bonhomme, presque désarmante. Direct, il le fut dans l’épure (la « pauvreté » disent les irréductibles hermétiques) de son style, mais aussi dans sa façon de se définir ou de commenter son travail. Ainsi, s’il se déclare a-politique, c’est en trois mots, et fi des long discours ; et il se réjouit davantage des paroles d’un médecin que d’un critique, quand il entend le disciple d’Esculape lui dire que ses personnages sont fort appréciables car ils ont « un foie, une rate, etc. » De même, quand il consent à répondre au questionnaire de Proust (démarche qu’il estime pourtant être « la chose la plus conne qui soit »), il évoque avec laconisme les vertus auxquelles il prête une réelle importance : l’humilité, la discrétion, l’indulgence inconditionnelle. Chose rare, enfin, et qui éloigne définitivement Simenon de la pose de l’artiste tourmenté, il revendique sans afféterie le bonheur simple qu’il goûte, parvenu au soir d’une existence mouvementée.

Ce bon sens foncier s’articule au respect de sa liberté créatrice, qu’il attend notamment de la part de ses éditeurs. Certes, Simenon s’affirma plutôt « artisan » qu’artiste. Mais face à Maurice Piron et Robert Sacré, il insistait : « […] je n’ai peut-être pas un style bien distingué, mais je suis maniaque sur les virgules, parce que le rythme pour moi compte beaucoup plus que la belle phrase ». D’un Simenon musicien en prose ? La question pourrait séduire les contributeurs d’un second tome…

À parcourir ces pages foisonnantes, on mesure à quel point la vie du gamin d’Outremeuse eut tout d’une destinée manifeste. Poussant chaque matin les portes de La Gazette de Liége, le chroniqueur du poulailler local ne se doutait sans doute pas que, quelques décennies plus tard, il serait admiré par Henry Miller, Hermann von Keyserling ou Emmanuel Berl, ni qu’André Gide verrait en lui un contemporain capital. Pierre Assouline a plaisamment dressé la galerie des inconditionnels de Simenon, puis a détaillé les nuances de l’éventail en passant par les admirateurs mi-figue mi-raisin jusqu’aux « simenophobes ». Bien sûr qu’il en reste, de ces allergiques et de ces réfractaires, et c’est tant mieux : Simenon aurait détesté qu’on lui vouât un culte unanime, comme à une idole ou un pape. Qu’en aurait-il fait, lui qui de toute façon jouissait de la sérénité d’un dieu ?



Laurent Demoulin (dir.) et al., Simenon, Cahier de L’Herne, N°102, Éditions de L’Herne, 286 pp., 39 €.

Page : 1 2 next