Marcel Proust, toujours d’actualité

Cette conception rejoint la vôtre ?

Je n’ai jamais été sensible à l’idée que Proust raconterait des petits moments de vie, comme s’il était un pré-Philippe Delerm. Quand on le lit, on a plutôt le sentiment, très bien explicité par Deleuze, de partir à la découverte de toutes sortes de mondes. Et puis Deleuze insiste sur quelque chose que tout lecteur de Proust perçoit très bien : c’est qu’on ne pense pas, et plus largement on n’agit pas, on ne vit pas, sous l’effet d’une décision volontaire, ni « naturellement ». Deleuze insiste surtout sur ce point pour construire ce qu’il appelle une autre « image de la pensée », une autre idée de ce que signifie penser, mais c’est valable pour l’existence elle-même. Ce que Proust montre, c’est qu’on ne se met pas à penser parce qu’on l’a décidé, ou comme ça, naturellement, comme on le croit naïvement quand on s’imagine le philosophe s’installant à sa table et se mettant à réfléchir sur le monde tel qu’il est, comme si ce monde était « naturellement » intéressant et qu’il suffisait de décider d’y réfléchir pour le penser.  En réalité, montre Proust, on pense (et plus largement on vit) parce que quelque chose nous frappe, se signale à nous : quelque chose fait signe et nous force à penser. C’est pourquoi le hasard est si important dans La Recherche : on ne pense pas parce qu’on s’y force mais parce qu’on y est forcé. Le narrateur, dans la Recherche, ne « s’intéresse » qu’à ce qui le frappe et le force à penser. C’est pourquoi à bien des moments (notamment lors de ses discussions avec son ami Robert de Saint-Loup) le narrateur apparaît comme lassé, sans intérêt pour ce qui, pourtant, fait partie de la Culture et est digne d’intérêt (telle œuvre d’art, tel livre, tel auteur, tel philosophe) : car il ne suffit pas que les choses auxquelles nous avons accès soient dignes d’intérêt pour qu’on s’y intéresse ; il faut encore que ça nous frappe, que ça nous force à penser, et qu’on y soit tout entier entraîné, qu’on ne sache plus s’en défaire – et ça, ça ne se décide pas, pas plus que ça n’est inscrit dans une loi de nature ou généreusement livré par un « don » ou un « talent ». C’est précisément pour cette raison qu’on ne peut pas se défaire de ce qui nous force à penser et que c’est à ce moment qu’on se met véritablement à penser, et non simplement à « réfléchir » ou à « s’intéresser ». D’où l’importance du hasard, de la contingence à l’origine des rencontres que fait le narrateur avec les signes qui le forcent à penser et suscitent son intérêt : ça ne se décide pas.

Comme cette analyse s’inscrit-elle dans son parcours intellectuel ?

Ce n’est ni une parenthèse, ni une digression mais pas non plus un élément cohérent qui s’intègrerait dans sa pensée. C’est plutôt une étape dans sa propre formation, quelque chose dont il se nourrit. Il rédige la première partie de Proust et les signes au milieu des années 1960, au cours d’une décennie où Deleuze écrit principalement des monographies d’histoire de la philosophie – des textes sur Nietzsche, Kant, Bergson, Spinoza. À partir de Proust et avec Proust, il construit une forme de théorie de sa pensée qu’il va articuler avec celle qu’il trouve chez Nietzche en particulier. Chez Proust, Deleuze trouve une conception très belle de la pensée qu’il oppose à l’image classique de la philosophie, tout en s’en servant pour comprendre l’activité philosophique elle-même : Proust, écrit Deleuze, nous montre que le penseur, c’est un égyptologue. Il faut l’entendre au sens de celui qui, selon une vague mythologie dix-neuviémiste, est  frappé par des hiéroglyphes qu’il ne comprend pas encore et part à l’aventure pour les déchiffrer, le type qui s’embarque dans des mondes mystérieux et fascinants parce qu’il est forcé par des signes qui l’obsèdent. Deleuze en tire une double théorie ; une théorie de la pensée et une théorie de l’apprentissage, qui ouvrent vers une théorie de l’existence elle-même. En somme, Proust lui fournit des pièces qui, assemblées avec celle trouvées chez différents philosophes, constitueront le puzzle du « système Deleuze », qui sera exposé et développé pour lui-même dans Différence et répétition et Logique du sens qui paraissent en 1968 et 69.

La seconde partie de Proust et les signes, Deleuze l’écrit entre ces deux livres et un ouvrage qui fera scandale lors de sa publication en 1972 (et toujours maintenant !), L’Anti-Œdipe. On y sent l’influence de Félix Guattari, psychanalyste et clinicien à La Borde (clinique fondatrice de la psychothérapie institutionnelle), avec lequel Deleuze a écrit L’Anti-Œdipe. De manière générale, on peut voir dans cette seconde partie, entre bien d’autres choses, une « théorie » (le mot n’est pas tout à fait juste) du livre et de la lecture, qui est la première formulation de certaines idées reprises et développées dans un texte célèbre, également écrit avec Guattari, qui ouvrira le livre Mille Plateaux en 1980 : Rhizome. Là aussi a contrario des clichés sur Proust et sa « grande œuvre », vue comme une totalité organique harmonieuse, Deleuze propose de lire La Recherche comme si l’on expérimentait une machine, voire plusieurs machines. De sorte qu’il ne s’agit pas tant de comprendre le sens du livre, que de s’en servir, de l’utiliser ou plutôt de le « faire fonctionner ». Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cette idée du livre ne l’asservit pas à des finalités extérieures (il faut que ça serve à ma vie, à telle politique, etc.), mais met en évidence qu’un livre est toujours « éclaté » vers l’extérieur, branché sur le monde, sur les mondes de notre monde, et que c’est en fonction de ces différents branchements qui sont déjà là pour une part, et qu’on construit au cours de sa lecture pour une autre part, que le livre produit du sens. Le sens d’un livre, c’est le sens des effets qu’il produit en fonction des usages auxquels il est astreint – et ses effets peuvent être des effets de rupture dans nos vies ou au contraire de conformité, ils peuvent être immédiats, ou différés, se faire bien après qu’on ait refermé le livre.

C’est là proposer, au fond, une lecture proustienne de Proust.

Jacques Dubois, lecteur insatiable de La Recherche

Auteur en 1997 de Pour Albertine. Proust et le sens du social (Seuil, coll. Liber), Jacques Dubois continue de lire avec assiduité La Recherche du Temps perdu.

« Née il y a vingt-cinq ans à peu près, ma très grande passion pour Proust ne s’est pas tarie. Quand j’ai fini de lire La Recherche, je la recommence. C’est un texte riche en secrets inépuisables. Il est pour moi la quintessence du roman. Il parle d’une société en voie de disparition, les aristocrates du boulevard Saint-Germain, dont beaucoup sont ridicules ou médiocres, voire insupportables. Mais, procédant de la sorte, il parle d'une société entière ou encore de toute société, avec ses règles, ses rites, ses mécanismes. Dans Pour Albertine, je parlais de l’amoureuse du narrateur qui a été longtemps ignorée. Lesbienne non avouée, issue de la classe moyenne, éprise d'une culture nouvelle que j'appelle "culture des plages", elle est totalement en rupture avec l'idéologie du roman, tant d’un point de vue sexuel que d'un point de vue social. Aujourd'hui, je m'intéresse à celle qui est un peu sa concurrente dans la fiction, Gilberte Swann, et qui est passionnante elle aussi. Donc sans doute un "Pour Gilberte"

Quand je fais des conférences sur Proust, je dis souvent, pour rassurer le public, deux choses : 1° lisez Proust parce qu'il nous rend plus intelligent ; 2° ne le lisez pas trop tôt. J'ai moi-même commencé vers l'âge de cinquante ans. C'est que sa grande intelligence de la vie ne se comprend bien que si l'on a soi-même vécu. »

Michel Paquot
Mars 2013

 

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Michel Paquot est journaliste indépendant.

microgrisAntoine Janvier est chercheur en Philosophie morale et Philosophie politique de l'éducation

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