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Marcel Proust, toujours d’actualité

19 mars 2013
Marcel Proust, toujours d’actualité

Peut-être pour anticiper le centenaire de la publication fin 1913 chez Grasset de Du côté de chez Swann, le premier tome d’À la recherche du temps perdu, plusieurs livres très différents consacrés à Marcel Proust viennent de paraître. L’occasion de revenir avec Antoine Janvier, chercheur en philosophie à l’ULg, sur l’importance de cet écrivain dans le parcours intellectuel de Gilles Deleuze.

Le beau livre Marcel Proust, L’arche et la colombe, rédigé par Mireille Naturel, retrace la vie de l’écrivain tout en en développant certains points : ses inspirations normandes, sa rencontre avec Gaston Gallimard, la publication en 1896 du Plaisir et les jours, sa seule œuvre parue de son vivant avec La Recherche, les salons et mondanités, ses voyages à Venise où il travaille sur Ruskin dont il traduit La Bible d’Amiens et, surtout, Sésame et les Lys précédé du fameux texte « Sur la lecture », sa fascination pour la Vue de Delft de Vermeer, son rayonnement posthume, etc. L’album est en outre jalonné d’extraits significatifs de son chef-d’œuvre à chaque fois accompagnés de photos d’époque ou d’aujourd’hui, de la Tante Léonie à la petite Madeleine, en passant les trois clochers, les noms de pays, la lanterne magique, le mort de Bergotte ou la sonate de Vinteuil.

La qualité de cet ouvrage tient aussi à sa remarquable iconographie. De  nombreux portraits – le célèbre tableau signé Jacques-Émile Blanche, le jeune Marcel à genoux aux Champs Élysées jouant de la guitare avec une raquette de tennis, quelques années plus tard à Cabourg, à l’hôtel Ritz ou à Venise, ou le visage barbu sur son lit de mort immortalisé par Man Ray – côtoient des photos de sa famille, des lieux qu’il a fréquentés (le Pré Catalan de son oncle Jules, le village d’Illiers d’où son père était originaire) ou de gens qu’il a connus. Figurent aussi des documents divers comme ses bulletins scolaires, son registre militaire, des lettres, des pages manuscrites ou le célèbre questionnaire auquel il a donné son nom. (Michel Lafon)

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Ses tout premiers pas dans l’écriture, Marcel Proust les fait à 19 ans dans la revue Le Mensuel entre novembre 1890 et septembre 1891. Soit quelques mois avant sa première œuvre  littéraire, Un conte de Noël, publiée en mars 1892 dans Le Banquet. Cette dizaine de textes signés soit de son nom, soit d’un pseudonyme (Étoile filante, de Brabant, Pierre de Touche) sont pour la première fois réunis dans un livre, Le Mensuel retrouvé, précédé d’une très longue préface de Jérôme Prieur. Celui-ci s’étonne notamment, à la suite de Jean-Yves Tadié (auteur d’une biographie de référence de Proust), de « l’absence » d’Otto Brouwens, directeur de la revue, dans la vie et l’œuvre future de celui qui fut par ailleurs son condisciple à Condorcet. « Ses articles, écrit Prieur, nous montrent un esprit éclectique, curieux des arts et du théâtre de son temps, et d’abord un observateur attentif de l’actualité politique et internationale. » Figurent aussi deux textes plus personnels intitulés Choses normandes (« J’envie celui qui peut passer l’automne en Normandie pourvu qu’il sache penser et sentir ») et Souvenirs (« Je parcourus ce long vestibule, ce jardin délicieux dont le gravier des allées ne devait, hélas ! Plus jamais grincer sous mes pas. »). (Éditions des Busclats)

Les dernières années de sa vie, Marcel Proust les a vécues emmitouflé dans un grand manteau. Cette précieuse relique est aujourd’hui au Musée Carnavalet de Paris, enfermée dans une caisse entre deux feuilles de soie. Elle a été léguée par un collectionneur fortuné, Jacques Guérin, qui a passé son existence à réunir des livres et objets ayant appartenu à l’écrivain : son lit, son bureau, des lettres, des notes diverses, des éditions originales, etc. Lorenza Foschini, qui l’a rencontré, raconte cette quête d’une vie dans Le manteau de Proust. Une quête à laquelle sont intimement liés Robert Proust, le frère de Marcel qui avait hérité de ces trésors et, hélas, sa femme qui, à la mort de son mari, a quasiment tout dispersé, jeté ou brûlé. En 1998, quasi centenaire, Guérin a vendu sa bibliothèque aux enchères. Une bibliothèque riche d’autres trésors, tel l’autographe complet d’Une saison en enfer de Rimbaud. (Quai Voltaire)

Entretien avec Antoine Janvier 

 

Qu’aimez-vous particulièrement chez Proust ?

Sa drôlerie. J’ai commencé à lire Proust avant Deleuze. Même si sans doute l’accroissement de mon intérêt pour le premier tient-il au second et à son Proust. Ce qui m’a toujours passionné chez Proust, ce sont les effets comiques. Les aventures du narrateur de La Recherche sont en effet souvent très drôles. Proust a le génie de croquer des attitudes mesquines. À la fin de Du côté de Guermantes, par exemple, le duc de Guermantes, un ami du narrateur, doit aller à une soirée au moment où son cousin se meurt. Il envoie alors un valet s’enquérir de sa santé assez tôt dans la journée afin de pouvoir aller à sa soirée sans être bloqué par le deuil. Et il s’agace chaque fois que la question de cette mort à venir revient dans la conversation. C’est un moment assez génial, au sens où le duc est à la fois absolument mesquin et absolument génial, génial dans sa mesquinerie.

Que dit Deleuze de Proust ?

signesµIl en parle dans Proust et les signes, ouvrage écrit en deux temps, la première partie au milieu des années 60, la deuxième en 1970. Pour Deleuze, Proust n’est pas simplement une sorte d’écrivain-philosophe qui réfléchit sur la mémoire, le souvenir, etc., même s’il produit des effets sur la philosophie. Mais il est comme un éthologue qui analyse les comportements humains. Et sa grande idée est la suivante : les hommes sont d’abord des êtres de signes ; ils vivent, sentent, perçoivent, éprouvent et pensent sous l’effet de signes, parce que quelque chose « fait signe ». Quand on est amoureux, par exemple, on réagit à certains signes de celle ou celui qu’on aime et qui nous frappe : un geste, une sourire, un regard, le grain du visage, etc. Dans l’épisode de la madeleine, c’est le goût d’un aliment qui fait signe et projette le narrateur dans le monde de Combray. Deleuze voit ainsi l’ensemble de La Recherche comme une aventure à travers laquelle le narrateur explore les mondes enveloppés dans les signes qui l’affectent et s’efforce de les déchiffrer.

Deleuze repère quatre types de signes analysés par le narrateur : ceux de la mondanité que, surtout dans la première partie, le narrateur essaie de comprendre et, littéralement, de s’approprier – tout l’effort pour appartenir au « monde », et pour se faire familier des lois qui régissent le signe de tel « monde », ou de tel autre, de tel salon ou de tel autre ; les signes amoureux, qui circulent entre Swann et Odette, ou entre le narrateur et Albertine ; les signes sensibles, la madeleine ; et enfin ceux de l’art – la sonate de Vinteuil, les toiles d’Elstir, par exemple.

Toute La Recherche est aux yeux de Deleuze un vaste travail d’exploration. En ce sens, le narrateur est à la fois un aventurier et un apprenti : il découvre des mondes qui le frappent et l’intéressent via des signes qui, au début, sont obscurs – le monde qu’ils enveloppent est comme brouillé, le narrateur y est sensible mais sans trop savoir ni pourquoi, ni ce à quoi au juste il est sensible ; et les histoires « racontées » ou « vécues » par le narrateur, ce sont les récits de ces découvertes, de ces explicitations, qui sont donc autant d’apprentissages. Deleuze met en évidence un Proust qui n’est pas conforme aux clichés qu’a générés son œuvre : un Proust aventurier, auteur d’un roman d’aventure, et non un pâle philosophe grand styliste ou, à l’inverse, un pâle romancier grand penseur ; et un Proust tout entier versé dans le monde, à l’extérieur, découvreur et apprenti des lois du monde, des lois des mondes qui composent le monde (le monde des mondains, celui de la sensibilité, celui de l’amour, celui de l’art), et non un Proust replié dans l’intériorité de sa subjectivité, retiré du monde et contemplatif de sa propre mémoire.


Cette conception rejoint la vôtre ?

Je n’ai jamais été sensible à l’idée que Proust raconterait des petits moments de vie, comme s’il était un pré-Philippe Delerm. Quand on le lit, on a plutôt le sentiment, très bien explicité par Deleuze, de partir à la découverte de toutes sortes de mondes. Et puis Deleuze insiste sur quelque chose que tout lecteur de Proust perçoit très bien : c’est qu’on ne pense pas, et plus largement on n’agit pas, on ne vit pas, sous l’effet d’une décision volontaire, ni « naturellement ». Deleuze insiste surtout sur ce point pour construire ce qu’il appelle une autre « image de la pensée », une autre idée de ce que signifie penser, mais c’est valable pour l’existence elle-même. Ce que Proust montre, c’est qu’on ne se met pas à penser parce qu’on l’a décidé, ou comme ça, naturellement, comme on le croit naïvement quand on s’imagine le philosophe s’installant à sa table et se mettant à réfléchir sur le monde tel qu’il est, comme si ce monde était « naturellement » intéressant et qu’il suffisait de décider d’y réfléchir pour le penser.  En réalité, montre Proust, on pense (et plus largement on vit) parce que quelque chose nous frappe, se signale à nous : quelque chose fait signe et nous force à penser. C’est pourquoi le hasard est si important dans La Recherche : on ne pense pas parce qu’on s’y force mais parce qu’on y est forcé. Le narrateur, dans la Recherche, ne « s’intéresse » qu’à ce qui le frappe et le force à penser. C’est pourquoi à bien des moments (notamment lors de ses discussions avec son ami Robert de Saint-Loup) le narrateur apparaît comme lassé, sans intérêt pour ce qui, pourtant, fait partie de la Culture et est digne d’intérêt (telle œuvre d’art, tel livre, tel auteur, tel philosophe) : car il ne suffit pas que les choses auxquelles nous avons accès soient dignes d’intérêt pour qu’on s’y intéresse ; il faut encore que ça nous frappe, que ça nous force à penser, et qu’on y soit tout entier entraîné, qu’on ne sache plus s’en défaire – et ça, ça ne se décide pas, pas plus que ça n’est inscrit dans une loi de nature ou généreusement livré par un « don » ou un « talent ». C’est précisément pour cette raison qu’on ne peut pas se défaire de ce qui nous force à penser et que c’est à ce moment qu’on se met véritablement à penser, et non simplement à « réfléchir » ou à « s’intéresser ». D’où l’importance du hasard, de la contingence à l’origine des rencontres que fait le narrateur avec les signes qui le forcent à penser et suscitent son intérêt : ça ne se décide pas.

Comme cette analyse s’inscrit-elle dans son parcours intellectuel ?

Ce n’est ni une parenthèse, ni une digression mais pas non plus un élément cohérent qui s’intègrerait dans sa pensée. C’est plutôt une étape dans sa propre formation, quelque chose dont il se nourrit. Il rédige la première partie de Proust et les signes au milieu des années 1960, au cours d’une décennie où Deleuze écrit principalement des monographies d’histoire de la philosophie – des textes sur Nietzsche, Kant, Bergson, Spinoza. À partir de Proust et avec Proust, il construit une forme de théorie de sa pensée qu’il va articuler avec celle qu’il trouve chez Nietzche en particulier. Chez Proust, Deleuze trouve une conception très belle de la pensée qu’il oppose à l’image classique de la philosophie, tout en s’en servant pour comprendre l’activité philosophique elle-même : Proust, écrit Deleuze, nous montre que le penseur, c’est un égyptologue. Il faut l’entendre au sens de celui qui, selon une vague mythologie dix-neuviémiste, est  frappé par des hiéroglyphes qu’il ne comprend pas encore et part à l’aventure pour les déchiffrer, le type qui s’embarque dans des mondes mystérieux et fascinants parce qu’il est forcé par des signes qui l’obsèdent. Deleuze en tire une double théorie ; une théorie de la pensée et une théorie de l’apprentissage, qui ouvrent vers une théorie de l’existence elle-même. En somme, Proust lui fournit des pièces qui, assemblées avec celle trouvées chez différents philosophes, constitueront le puzzle du « système Deleuze », qui sera exposé et développé pour lui-même dans Différence et répétition et Logique du sens qui paraissent en 1968 et 69.

La seconde partie de Proust et les signes, Deleuze l’écrit entre ces deux livres et un ouvrage qui fera scandale lors de sa publication en 1972 (et toujours maintenant !), L’Anti-Œdipe. On y sent l’influence de Félix Guattari, psychanalyste et clinicien à La Borde (clinique fondatrice de la psychothérapie institutionnelle), avec lequel Deleuze a écrit L’Anti-Œdipe. De manière générale, on peut voir dans cette seconde partie, entre bien d’autres choses, une « théorie » (le mot n’est pas tout à fait juste) du livre et de la lecture, qui est la première formulation de certaines idées reprises et développées dans un texte célèbre, également écrit avec Guattari, qui ouvrira le livre Mille Plateaux en 1980 : Rhizome. Là aussi a contrario des clichés sur Proust et sa « grande œuvre », vue comme une totalité organique harmonieuse, Deleuze propose de lire La Recherche comme si l’on expérimentait une machine, voire plusieurs machines. De sorte qu’il ne s’agit pas tant de comprendre le sens du livre, que de s’en servir, de l’utiliser ou plutôt de le « faire fonctionner ». Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cette idée du livre ne l’asservit pas à des finalités extérieures (il faut que ça serve à ma vie, à telle politique, etc.), mais met en évidence qu’un livre est toujours « éclaté » vers l’extérieur, branché sur le monde, sur les mondes de notre monde, et que c’est en fonction de ces différents branchements qui sont déjà là pour une part, et qu’on construit au cours de sa lecture pour une autre part, que le livre produit du sens. Le sens d’un livre, c’est le sens des effets qu’il produit en fonction des usages auxquels il est astreint – et ses effets peuvent être des effets de rupture dans nos vies ou au contraire de conformité, ils peuvent être immédiats, ou différés, se faire bien après qu’on ait refermé le livre.

C’est là proposer, au fond, une lecture proustienne de Proust.

Jacques Dubois, lecteur insatiable de La Recherche

Auteur en 1997 de Pour Albertine. Proust et le sens du social (Seuil, coll. Liber), Jacques Dubois continue de lire avec assiduité La Recherche du Temps perdu.

« Née il y a vingt-cinq ans à peu près, ma très grande passion pour Proust ne s’est pas tarie. Quand j’ai fini de lire La Recherche, je la recommence. C’est un texte riche en secrets inépuisables. Il est pour moi la quintessence du roman. Il parle d’une société en voie de disparition, les aristocrates du boulevard Saint-Germain, dont beaucoup sont ridicules ou médiocres, voire insupportables. Mais, procédant de la sorte, il parle d'une société entière ou encore de toute société, avec ses règles, ses rites, ses mécanismes. Dans Pour Albertine, je parlais de l’amoureuse du narrateur qui a été longtemps ignorée. Lesbienne non avouée, issue de la classe moyenne, éprise d'une culture nouvelle que j'appelle "culture des plages", elle est totalement en rupture avec l'idéologie du roman, tant d’un point de vue sexuel que d'un point de vue social. Aujourd'hui, je m'intéresse à celle qui est un peu sa concurrente dans la fiction, Gilberte Swann, et qui est passionnante elle aussi. Donc sans doute un "Pour Gilberte"

Quand je fais des conférences sur Proust, je dis souvent, pour rassurer le public, deux choses : 1° lisez Proust parce qu'il nous rend plus intelligent ; 2° ne le lisez pas trop tôt. J'ai moi-même commencé vers l'âge de cinquante ans. C'est que sa grande intelligence de la vie ne se comprend bien que si l'on a soi-même vécu. »

Michel Paquot
Mars 2013

 

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Michel Paquot est journaliste indépendant.

microgrisAntoine Janvier est chercheur en Philosophie morale et Philosophie politique de l'éducation


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