Marcel Proust, toujours d’actualité

Peut-être pour anticiper le centenaire de la publication fin 1913 chez Grasset de Du côté de chez Swann, le premier tome d’À la recherche du temps perdu, plusieurs livres très différents consacrés à Marcel Proust viennent de paraître. L’occasion de revenir avec Antoine Janvier, chercheur en philosophie à l’ULg, sur l’importance de cet écrivain dans le parcours intellectuel de Gilles Deleuze.

Le beau livre Marcel Proust, L’arche et la colombe, rédigé par Mireille Naturel, retrace la vie de l’écrivain tout en en développant certains points : ses inspirations normandes, sa rencontre avec Gaston Gallimard, la publication en 1896 du Plaisir et les jours, sa seule œuvre parue de son vivant avec La Recherche, les salons et mondanités, ses voyages à Venise où il travaille sur Ruskin dont il traduit La Bible d’Amiens et, surtout, Sésame et les Lys précédé du fameux texte « Sur la lecture », sa fascination pour la Vue de Delft de Vermeer, son rayonnement posthume, etc. L’album est en outre jalonné d’extraits significatifs de son chef-d’œuvre à chaque fois accompagnés de photos d’époque ou d’aujourd’hui, de la Tante Léonie à la petite Madeleine, en passant les trois clochers, les noms de pays, la lanterne magique, le mort de Bergotte ou la sonate de Vinteuil.

La qualité de cet ouvrage tient aussi à sa remarquable iconographie. De  nombreux portraits – le célèbre tableau signé Jacques-Émile Blanche, le jeune Marcel à genoux aux Champs Élysées jouant de la guitare avec une raquette de tennis, quelques années plus tard à Cabourg, à l’hôtel Ritz ou à Venise, ou le visage barbu sur son lit de mort immortalisé par Man Ray – côtoient des photos de sa famille, des lieux qu’il a fréquentés (le Pré Catalan de son oncle Jules, le village d’Illiers d’où son père était originaire) ou de gens qu’il a connus. Figurent aussi des documents divers comme ses bulletins scolaires, son registre militaire, des lettres, des pages manuscrites ou le célèbre questionnaire auquel il a donné son nom. (Michel Lafon)

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Ses tout premiers pas dans l’écriture, Marcel Proust les fait à 19 ans dans la revue Le Mensuel entre novembre 1890 et septembre 1891. Soit quelques mois avant sa première œuvre  littéraire, Un conte de Noël, publiée en mars 1892 dans Le Banquet. Cette dizaine de textes signés soit de son nom, soit d’un pseudonyme (Étoile filante, de Brabant, Pierre de Touche) sont pour la première fois réunis dans un livre, Le Mensuel retrouvé, précédé d’une très longue préface de Jérôme Prieur. Celui-ci s’étonne notamment, à la suite de Jean-Yves Tadié (auteur d’une biographie de référence de Proust), de « l’absence » d’Otto Brouwens, directeur de la revue, dans la vie et l’œuvre future de celui qui fut par ailleurs son condisciple à Condorcet. « Ses articles, écrit Prieur, nous montrent un esprit éclectique, curieux des arts et du théâtre de son temps, et d’abord un observateur attentif de l’actualité politique et internationale. » Figurent aussi deux textes plus personnels intitulés Choses normandes (« J’envie celui qui peut passer l’automne en Normandie pourvu qu’il sache penser et sentir ») et Souvenirs (« Je parcourus ce long vestibule, ce jardin délicieux dont le gravier des allées ne devait, hélas ! Plus jamais grincer sous mes pas. »). (Éditions des Busclats)

Les dernières années de sa vie, Marcel Proust les a vécues emmitouflé dans un grand manteau. Cette précieuse relique est aujourd’hui au Musée Carnavalet de Paris, enfermée dans une caisse entre deux feuilles de soie. Elle a été léguée par un collectionneur fortuné, Jacques Guérin, qui a passé son existence à réunir des livres et objets ayant appartenu à l’écrivain : son lit, son bureau, des lettres, des notes diverses, des éditions originales, etc. Lorenza Foschini, qui l’a rencontré, raconte cette quête d’une vie dans Le manteau de Proust. Une quête à laquelle sont intimement liés Robert Proust, le frère de Marcel qui avait hérité de ces trésors et, hélas, sa femme qui, à la mort de son mari, a quasiment tout dispersé, jeté ou brûlé. En 1998, quasi centenaire, Guérin a vendu sa bibliothèque aux enchères. Une bibliothèque riche d’autres trésors, tel l’autographe complet d’Une saison en enfer de Rimbaud. (Quai Voltaire)

Entretien avec Antoine Janvier 

 

Qu’aimez-vous particulièrement chez Proust ?

Sa drôlerie. J’ai commencé à lire Proust avant Deleuze. Même si sans doute l’accroissement de mon intérêt pour le premier tient-il au second et à son Proust. Ce qui m’a toujours passionné chez Proust, ce sont les effets comiques. Les aventures du narrateur de La Recherche sont en effet souvent très drôles. Proust a le génie de croquer des attitudes mesquines. À la fin de Du côté de Guermantes, par exemple, le duc de Guermantes, un ami du narrateur, doit aller à une soirée au moment où son cousin se meurt. Il envoie alors un valet s’enquérir de sa santé assez tôt dans la journée afin de pouvoir aller à sa soirée sans être bloqué par le deuil. Et il s’agace chaque fois que la question de cette mort à venir revient dans la conversation. C’est un moment assez génial, au sens où le duc est à la fois absolument mesquin et absolument génial, génial dans sa mesquinerie.

Que dit Deleuze de Proust ?

signesµIl en parle dans Proust et les signes, ouvrage écrit en deux temps, la première partie au milieu des années 60, la deuxième en 1970. Pour Deleuze, Proust n’est pas simplement une sorte d’écrivain-philosophe qui réfléchit sur la mémoire, le souvenir, etc., même s’il produit des effets sur la philosophie. Mais il est comme un éthologue qui analyse les comportements humains. Et sa grande idée est la suivante : les hommes sont d’abord des êtres de signes ; ils vivent, sentent, perçoivent, éprouvent et pensent sous l’effet de signes, parce que quelque chose « fait signe ». Quand on est amoureux, par exemple, on réagit à certains signes de celle ou celui qu’on aime et qui nous frappe : un geste, une sourire, un regard, le grain du visage, etc. Dans l’épisode de la madeleine, c’est le goût d’un aliment qui fait signe et projette le narrateur dans le monde de Combray. Deleuze voit ainsi l’ensemble de La Recherche comme une aventure à travers laquelle le narrateur explore les mondes enveloppés dans les signes qui l’affectent et s’efforce de les déchiffrer.

Deleuze repère quatre types de signes analysés par le narrateur : ceux de la mondanité que, surtout dans la première partie, le narrateur essaie de comprendre et, littéralement, de s’approprier – tout l’effort pour appartenir au « monde », et pour se faire familier des lois qui régissent le signe de tel « monde », ou de tel autre, de tel salon ou de tel autre ; les signes amoureux, qui circulent entre Swann et Odette, ou entre le narrateur et Albertine ; les signes sensibles, la madeleine ; et enfin ceux de l’art – la sonate de Vinteuil, les toiles d’Elstir, par exemple.

Toute La Recherche est aux yeux de Deleuze un vaste travail d’exploration. En ce sens, le narrateur est à la fois un aventurier et un apprenti : il découvre des mondes qui le frappent et l’intéressent via des signes qui, au début, sont obscurs – le monde qu’ils enveloppent est comme brouillé, le narrateur y est sensible mais sans trop savoir ni pourquoi, ni ce à quoi au juste il est sensible ; et les histoires « racontées » ou « vécues » par le narrateur, ce sont les récits de ces découvertes, de ces explicitations, qui sont donc autant d’apprentissages. Deleuze met en évidence un Proust qui n’est pas conforme aux clichés qu’a générés son œuvre : un Proust aventurier, auteur d’un roman d’aventure, et non un pâle philosophe grand styliste ou, à l’inverse, un pâle romancier grand penseur ; et un Proust tout entier versé dans le monde, à l’extérieur, découvreur et apprenti des lois du monde, des lois des mondes qui composent le monde (le monde des mondains, celui de la sensibilité, celui de l’amour, celui de l’art), et non un Proust replié dans l’intériorité de sa subjectivité, retiré du monde et contemplatif de sa propre mémoire.


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