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L’écriture au présent de Thierry Horguelin

31 janvier 2013
L’écriture au présent de Thierry Horguelin

Il va être difficile de ne pas apprécier  Choses vues , recueil inclassable que Thierry Horguelin, écrivain né à Montréal et vivant à Liège, a fait paraître aux éditions L’Oie de Cravan. Mine de rien, ce petit livre est à la fois personnel et impersonnel : le regard qui s’y donne à lire est singulier et ironique, mais chacun y reconnaîtra le sien.

chosesvuesChoses vues est un recueil de textes en prose, très courts, centrés sur une scène brève, plus ou moins elliptique, c’est-à-dire constituant un mini-récit complet ou une ébauche, voire un extrait de récit plus large. Il s’agit, comme son titre l’indique, de « choses vues », mais ces choses sont toujours humaines et n’ont rien à voir avec celles dont le poète Francis Ponge avait pris le parti au siècle dernier : les choses vues par le narrateur sont souvent des choses dites ou des choses faites par des inconnus croisés au détour du chemin, le plus souvent en milieu urbain.

L’ensemble forme un recueil de textes extrêmement cohérents et en même temps très variés. Chaque saynète présente un mélange d’incongruité et de grande banalité. Mais ce mélange varie sans cesse en fonction de la place de chacun des deux ingrédients, de sa modestie ou de son intensité.

L’incongruité, qui justifie la notation, provient parfois de l’identité du quidam croqué en quelques mots : ainsi plusieurs personnages croisés en ces pages semblent être un peu fous et leurs réactions ou leur propos inattendus sont liés à leur état mental. Mais la folie, tout en faisant tenir un discours étrange à celui ou à celle dont elle s’est emparé, est désamorcée dans le texte par un sentiment de banalité bienvenu. Bienvenu car la banalité rapproche le fou et du narrateur et du lecteur – alors que le fou extraordinaire nous est aussi étranger que le rêve d’autrui, et, par conséquent, hélas ! tout à fait indifférent. D’où vient cette banalisation de la folie douce ? Elle tient sans doute au caractère inoffensif des fous en question, à leur apparence a priori normale, mais aussi à l’absence de tout commentaire du narrateur (qui ne nomme d’ailleurs pas ce que j’appelle ici « folie »). En outre, les éclats produits par la parole délirante sont absolument sans conséquence : ils vont se fondre dans un décor qui demeure inchangé. Enfin, la répétition de ce type de figures dans le recueil participe aussi de leur saine banalisation : et le lecteur de se dire que, même s’il les oublie aussitôt, il rencontre aussi régulièrement ces êtres humains-là, que presque aucun discours ne prend en charge. Mine de rien, par très petites touches, Thierry Horguelin nous dit quelque chose de l’humanité telle qu’elle devient, de nos sociétés, de la place qu’elle laisse aux marginaux, de l’oubli instantané qui est leur sort.

Dans l’autre sens, certains textes mettent en scène des citadins tout à fait ordinaires. Mais, d’un détail, surgit l’incongruité propice à l’écriture. Quoi de plus banal, par exemple, qu’une jeune fille parlant au téléphone dans le bus ? L’insolite vient du nombre : le narrateur s’aperçoit qu’elle a deux téléphones et qu’elle gère deux conversations, comme les hommes d’affaires dans les films comiques des années 1970. C’est peu mais cela suffit. Parfois, c’est moins encore : l’incongruité n’est due qu’à la coupure que la vie nous impose, quand, croisant des inconnus dans la rue, il nous arrive de surprendre juste une phrase de leur conversation : cette phrase, dans son contexte, est certainement très commune, mais brutalement isolée et surgissant sans crier gare dans notre existence, elle étonne, comme étonne toujours la présence de l’autre. Soudain, les inconnus que, par paresse, l’on imagine probablement sans histoire, sans arrière-fond et sans intériorité nous donnent la preuve d’une densité aussi profonde que la nôtre. Quand il se trouvait dans cette situation, Balzac se mettait à suivre les passants pour en savoir davantage et se nourrir de leur vie en vue de ses romans à venir. Pour la plupart (j’imagine), nous nous montrons moins curieux et préférons oublier aussitôt ces bouts de phrases qui cachent une vie : Thierry Horguelin les consigne avec gourmandise.

Le rôle que joue le narrateur-auteur-observateur Thierry Horguelin est donc comparable à celui d’un photographe : il isole un moment – d’où sans doute ce titre de Choses vues, alors qu’il s’agit somme toute surtout de choses entendues – et il le fixe, le sauvant des gouffres de l’oubli. En conséquence, le travail stylistique vise ici à atteindre une forme de neutralité. L’on ne sait rien ou presque de la personne qui parle – sinon précisément qu’il se montre attentif aux autres, aux inconnus, aux milliers d’occurrences de l’humanité qui l’entoure et à laquelle il appartient. L’absence de tout jugement, déjà évoquée, participe à l’effet de neutralité produite par le narrateur. Celui-ci n’exprime pas non plus le moindre affect : il ne dit pas si les fous lui font peur, le font rire ou le touchent, ni si les téléphones portables l’agacent. En outre, il entame presque chaque texte par une notation du lieu et du moment, situant ainsi le micro-récit dans un espace à la fois commun et particulier.

Les caractéristiques que je viens d’énumérer là rapprochent, étrangement, les petits textes d’Horguelin d’un genre de poèmes très codés, qui s’ouvrent toujours par la précision de la saison : le haïku nippon – ou du moins, car je ne lis pas le japonais, le haïku tel qu’en parlait Roland Barthes dans ses séminaires au Collège de France. Ce rapprochement me permet de souligner un autre effet très prégnant de ces textes : leur rapport étroit avec le présent. Le présent est certes figé par l’écrit, mais la rhétorique d’Horguelin, comme celle des haïkus, tend à produire une impression de « direct », de présent pris sur le vif et rendu tel quel.

Bien entendu, ce rapprochement demande aussitôt une correction. Si les textes d’Horguelin, à la façon du haïku, refusent le lyrisme, ils sont humoristiques – traits qui ne caractérisent pas spécialement les fameux poèmes japonais (du moins tels que nous les recevons en français). Cette remarque amène d’autres corrections quant au reste de mon propos : l’humour, qui prend surtout la forme de l’ironie, change la donne éthique du texte : mon commentaire, jusqu’ici fait de Thierry Horguelin un moraliste discret, un La Bruyère postmoderne. Mais l’auteur échappe à cette pause par l’ironie même : c’est le lecteur que je suis qui tire une morale humaniste de textes ne ressemblant en rien à des fables.

Ensuite, l’ironie appelle aussi à reconsidérer la place du narrateur dans le texte, car elle trahit tout de même son regard. Celui-ci n’est neutre qu’en apparence, puisqu’il est ironique. En d’autres termes, l’ironie, qui fait partie du charme indéniable de ces saynètes, les rend ambiguës. Leur morale en devient incertaine et l’absence du narrateur se transforme en un masque paradoxal derrière lequel se cache une vraie présence, amusée et sceptique.

D’ailleurs, deux saynètes révèlent plus précisément ce regard et nous montre qu’il n’a rien de neutre, rien d’innocent. La première a lieu à la banque devant les distributeurs de billets. Une jeune fille au téléphone raconte un tour pendable qu’elle a joué à des tiers, mais elle s’interrompt : « Bon je te laisse, y a des gens qui écoutent. » La seconde est plus troublante et remet en question, subrepticement, tout le recueil : le narrateur nous fait part d’une hallucination : il voit derrière lui une connaissance morte depuis peu. Cette fois, le fou, c’est lui.

On comprend dès lors la couverture de cet ouvrage finement pensé : un miroir qu’une main tend vers un visage.

J’en ai sans doute ici assez dit, je laisse au lecteur le soin de découvrir qui se reflète dans le miroir en question et je termine ce coup de chapeau à Thierry Horguelin par un reproche : son livre est trop court. On en redemande !

Laurent Demoulin
Février 2013

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.




Thierry Horguelin, Choses vues, Montréal, 2012, 60 p., 12 €.


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