Selon les derniers
rapports de l’Interactive Software Federation of Europe1,
25% des européens affirment jouer à un jeu vidéo au moins une fois par semaine.
Et en Belgique, 53% de la population joue, ne fût-ce qu’occasionnellement ; le
médium vidéoludique semble donc bien ancré dans nos foyers et dans notre
quotidien. Mais plus qu’une simple augmentation linéaire du nombre de joueurs,
c’est avant tout une diversification des profils et des pratiques qui voit le
jour. Le simple affrontement entre consoles et ordinateurs il y a deux
décennies s’est aujourd’hui mué en la cohabitation d’une large variété de
supports de jeu. Si le PC reste la plateforme la plus utilisée, les téléphones
(et plus récemment encore les tablettes) constituent actuellement un des
vecteurs principaux de diffusion du jeu vidéo. Cette modification du hardware s’accompagne également d’une
dématérialisation des contenus, qui se marque notamment par une très forte
croissance du jeu online et par
l’émergence – encore timide actuellement – du jeu vidéo à la demande2 (cloud gaming). Autre phénomène qui a chamboulé les pratiques
vidéoludiques : l’apparition des réseaux sociaux – et plus particulièrement de
Facebook, dès 2006 – rapidement pourvus d’une multitude de jeux qui constituent
l’univers très en vogue du social gaming.
Et toujours sur le net, l’accès de plus en plus facile à des jeux gratuits ou
presque (comme les free-to-play, les freemium3,
ou encore certaines applications à prix modiques) participe à cet accroissement
du public. À l’heure actuelle, le jeu vidéo est devenu le premier bien culturel
en termes de chiffre d’affaires, devançant la musique et le cinéma.
Un public en constante évolution
Le profil des joueurs
s’est constamment modifié, en suivant cette évolution des formes et des
contenus. En effet, à côté de la figure omniprésente du hardcore gamer – joueur régulier, inconditionnel, toujours au fait
des dernières nouveautés – s’impose depuis quelques années (et plus
particulièrement depuis la sortie de la Wii en 2006) celle du casual gamer. Le casual gaming n’est pas réellement une pratique nouvelle : se
définissant notamment par un gameplay
facile à appréhender, elle est présente dès les débuts du jeu vidéo, avec des
jeux comme Pong ou Tétris. Joueur occasionnel, le casual n’est pas un aficionado de la
manette ou du clavier, et son degré d’investissement dans le jeu vidéo est
moindre que celui d’un hardcore.
Cette catégorie de joueurs a longtemps été perçue comme une source de bénéfices
faciles plutôt que comme un public à part entière : elle constitue pourtant une
part de plus en plus importante des joueurs en Europe. D’autant plus que le casual gaming peut ne constituer qu’une
étape intermédiaire avant d’entrer dans le monde du hardcore gaming ; on peut citer l’exemple du jeu League of Legends, qui par sa gratuité a
attiré certains joueurs occasionnels vers une forme de jeu plus compétitive,
traditionnellement associée à un public de joueurs avertis.
Au delà de cette dichotomie assez basique, d’autres évolutions sont à prendre en compte. Et l’une d’elles est devenue incontournable : l’accroissement du public féminin. Certes, le phénomène n’est pas neuf non plus, et les joueuses sont elles aussi présentes depuis les débuts du médium. Mais les éditeurs, n’ayant que vaguement conscience de leur existence, se contentaient de proposer des jeux qu’ils supposaient adaptés à un tel public (comme Sailormoon, beat them all riche en pixels roses, sorti sur borne arcade, SuperNintendo et Megadrive). Les constructeurs leur ont emboîté le pas, en « féminisant » certaines de leurs consoles, notamment portables. Souvent, ces modifications se bornent à l’aspect extérieur de la machine. Elles concernent parfois aussi les jeux d’appel fournis avec la console à sa sortie ; c’est le cas pour la DS et la 3DS de Nintendo, vendues en combinaison avec le jeu Nintendogs, et qui vise clairement la gent féminine. Ce public de joueuses (principalement casual), longtemps sous-estimé, ne peut plus être considéré comme marginal : 45% des joueurs en Europe sont des femmes. Exit l’image du jeu vidéo comme un loisir exclusivement masculin...
C’en est fini également
de l’image de l’adolescent rivé nuit et jour à son écran : si 51% des joueurs
européens ont moins de 35 ans, il en reste 49% qui ont entre 35 et 65 ans.
L’âge moyen des joueurs, estimé actuellement à 35 ans, est en constante
augmentation. Ces chiffres s’expliquent notamment par le fait que les premières
générations ayant grandi avec les premiers jeux sont aujourd’hui adultes :
certains sont restés joueurs, d’autres le sont redevenus. Et ce sont eux qui
tendent à intellectualiser la pratique vidéoludique, tant dans la presse
spécialisée que dans les milieux universitaires. Enfin, et contrairement à un
cliché tenace, les seniors ne sont
pas totalement réfractaires aux jeux vidéo : ils sont même de plus en plus
nombreux à s’y intéresser au cours de ces dernières années. Cependant, ils ont
tendance à exploiter d’autres créneaux que ceux des plus jeunes ; ils achètent
plus volontiers des jeux de réflexion, qui reproduisent par ailleurs certains
de leurs loisirs habituels (comme les mots croisés ou encore les sudokus).
Des clichés revus et corrigés
Tant qu’à briser
certains poncifs liés au public des jeux vidéo, il faut également se pencher
sur les pratiques des joueurs. L’image du gamer
comme une personne solitaire pratiquant une activité asociale n’est plus
d’actualité : le jeu vidéo se joue de plus en plus en famille, entre amis –
notamment depuis l’arrivée en force des jeux « grand public », comme en témoigne
le succès de la Wii – ou encore en groupe online.
Les parents européens avouent jouer de plus en plus avec leurs enfants, non
seulement pour passer du temps avec eux, mais aussi parce qu’ils considèrent
que c’est une activité positive : plus de la moitié d’entre eux pensent que le
jeu vidéo développent les aptitudes de leurs enfants, et 47% qu’il stimule leur
créativité. Quant au fameux cliché du jeu vidéo qui rend violent, près de la
moitié des parents sont convaincus que ça n’a pas d’influence sur leurs
enfants, et un quart pensent même que le jeu vidéo tend à les calmer. Entre la
perception du jeu vidéo par les média et par les familles, il y a donc un
gouffre. Enfin, une dernière idée reçue peut être battue en brèche : le joueur
ne se désintéresse pas de la culture et des autres formes d’expression au
profit du jeu vidéo. En moyenne, les gamers
européens se tournent même plus souvent vers la musique et le cinéma que les
non-joueurs...
Au cours des dernières années, le médium vidéoludique a gagné en complexité et en profondeur, tout comme son public. Ces changements ont amené une réflexion nouvelle sur les pratiques, les contenus, l’histoire du jeu vidéo, mais également sur sa place parmi les autres produits culturels, voire artistiques : en Wallonie, une grande majorité de la population (joueurs comme non joueurs) considèrent que le jeu vidéo, au moins dans certains cas, peut être considéré comme une forme d’art4. Ces processus de légitimation du jeu vidéo se matérialisent donc dans les mots et les actes d’un public qui constitue, loin de toute stigmatisation ou mise à l’écart, un riche terrain de recherche pour les sciences humaines.
Julie Delbouille
Janvier 2013
Julie Delbouille est étudiante en 2e master de médiation culturelle.
2 Basé sur le même principe que la vidéo à la demande : le gamer peut jouer sur son écran à un jeu qui tourne en réalité sur un serveur distant (et non sur la console de salon ou l’ordinateur).
3 La distinction entre free-to-play et freemium est complexe. Dans le cas d’un free-to-play, le joueur peut utiliser le jeu gratuitement ; le jeu est rentabilisé soit par des micro-paiements dans une boutique en ligne (si le joueur souhaite avoir accès à certains contenus additionnels) soit par la publicité. Dans le cas d’un freemium, une version gratuite et une version payante (“premium”) d’un même produit sont proposées ; la version gratuite comporte des restrictions par rapport à la version payante (de durée ou de fonctionnalités disponibles, par exemple).