Prolonger Tolkien, ou le philologue et l’entertainer

En lisant l’article que Raphaëlle Rérolle1, journaliste au Monde, consacre aux activités de Christopher Tolkien, fils de John Ronald Reuel Tolkien (1892-1973) et exécuteur littéraire de l’œuvre de son père, on ne peut qu’être frappé par la diversité des réappropriations que la Terre du Milieu a pu susciter. Univers fictionnel extrêmement élaboré, qui possède ses propres langues, sa propre géographie et sa propre histoire, ce monde foisonnant a connu d’innombrables déclinaisons, allusions, développements, adaptations, prolongements, au même titre que Star Wars par exemple, qui en constitue déjà pour certains une reformulation. De la contre-culture des années 1970 (pensons à The Battle of Evermore de Led Zeppelin) aux geeks de 2013, l’univers du Seigneur des Anneaux  constitue une référence forte, présente explicitement ou implicitement dans de nombreuses œuvres qui forment le terreau de ces différentes communautés culturelles populaires.

Adapter, adapter, il en restera toujours bien quelque chose…

dasaDessins animés, films, bandes dessinées, jeux de société, jeux vidéo, adaptations radiophoniques, pièces de théâtre, chansons, musique, etc. : aucun support n’échappe au Hobbit et au Seigneur des Anneaux. Plus ou moins fidèles (le premier dessin animé2 consacré à l’aventure de Bilbo, par exemple, prend de grandes libertés avec le texte original), ces adaptations illustrent le succès d’un imaginaire qui est au fondement d’un genre, la fantasy moderne. Les composés sont immuables, comme les mondes que cette littérature décrit : magie, conflit entre le Bien et le Mal, quête formatrice pour le groupe de héros aux qualités complémentaires, etc., autant d’ingrédients dont on retrouve déjà le savant équilibrage chez Tolkien. Toutes sortes d’êtres imaginaires, s’inscrivant dans la lignée des nains, elfes et hobbits, (re)voient le jour dans ce continent littéraire qui fait les beaux jours de maisons d’édition spécialisées : Bragelonne, par exemple, éditeur spécialisé dans la fantasy notamment, est l’une des rares maisons francophones dont le passage au numérique est une réussite, portée par une communauté de lecteurs fidèles. La postérité de Tolkien au 20e siècle était donc déjà bien établie.

Néanmoins, au 21e siècle, les choses s’accélèrent : les adaptations filmiques de Peter Jackson (2001-2003) ont littéralement fait exploser la popularité de l’œuvre de Tolkien. De référence pour les fans, Le Seigneur des Anneaux est devenu un produit mainstream, au sens le plus fort du terme (c’est-à-dire touchant le public le plus large possible), tel que le définit Frédéric Martel dans son ouvrage éponyme3. C’est à ce moment, pour Christopher Tolkien, que l’écart entre le texte original et ses réappropriations s’est creusé définitivement.

Défendre et protéger la lettre du texte

© John Howe

hobbitonLe pouvoir de l’image est immense. Surtout quand celle-ci est reconnue par les fans comme fidèle à l’imaginaire original, ce qui fut le cas du travail de Peter Jackson. Paradoxalement, c’est à partir de ce moment-là que la trahison se généralise sans obstacle : rien n’empêche de s’inspirer du film, lui qui est reconnu comme « si proche de l’œuvre ».

« […] l'esthétique du film, conçue en Nouvelle-Zélande par les célèbres illustrateurs Alan Lee et John Howe, menace de phagocyter l'œuvre littéraire. Cette iconographie inspire la plupart des jeux vidéo, et c'est d'elle que naissent les produits dérivés. Bientôt, par un effet de contagion, ce n'est plus le livre qui devient une source d'inspiration pour les auteurs de fantasy, mais le film tiré du livre, puis les jeux tirés du film, et ainsi de suite. »4

terremilieuLe travail de continuation de Christopher Tolkien est à l’opposé de cette conception de l’adaptation/prolongation. Ancien professeur d’université enseignant le vieil anglais dans l’un des collèges d’Oxford, comme son père, le philologue de formation voit dans les milliers de pages de notes laissées en héritage une forme de mission sacrée, visant à donner le plein accomplissement au travail paternel. Après avoir rassemblé et rendu cohérent l’ensemble disparate du Silmarillion, publié en 1977, puis Les contes et légendes inachevés, il se lance dans une Histoire de la Terre du Milieu en douze volumes, dont cinq sont actuellement traduits en français chez Christian Bourgois. Suivra aussi Les Enfants de Húrin (Christian Bourgois, 2008), autre ouvrage établi à partir de notes de son père.

Pratiques savantes de la culture populaire

Ces « œuvres éditées par Christopher Tolkien », comme elles se présentent, posent une série de questions sur les pratiques culturelles populaires. Au delà des traditionnelles questions d’appartenance d’une œuvre (le dossier du Monde qui présentait Christopher partait de la question « Que devient une œuvre après la mort de son auteur ou de son interprète ? » et s’intéressait à des cas dont la popularité engendrait une réappropriation par les fans), il est intéressant de pointer ces pratiques savantes (édition de textes, collations de variantes au sein des manuscrits, repérage d’un canon au sein de l’œuvre, etc.) concernant du matériau dit « populaire ». Le travail de Christopher Tolkien n’est pas un cas isolé : nombreuses sont les œuvres populaires qui génèrent leurs érudits. Le cas d’un autre univers fictionnel qui doit beaucoup à Tolkien est patent : le Trône de Fer, de George R. R. Martin, connaît depuis son adaptation en série télévisée un accroissement très important de sa popularité et de multiples réappropriations. Et pour cette série existe aussi un versant savant, dont on peut trouver des exemples sur ce site.

Björn-Olav Dozo
Janvier 2013

crayongris2Björn-Olav Dozo est chargé de recherches du F.R.S.-FNRS et rattaché au Centre d'étude de la littérature francophone de Belgique, à l'ULg. Ses recherches s'inscrivent dans le domaine des humanités numériques. Il enseigne notamment les genres paralittéraires.



1 Raphaëlle Rérolle, « Tolkien, l'anneau de la discorde », Le Monde. Culture et Idées, 5/7/2012, http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/07/05/tolkien-l-anneau-de-la-discorde_1729858_3246.html

2 On le trouvera comme première vidéo à cette adresse : http://genedeitchcredits.com/roll-the-credits/40-william-l-snyder/

3 Frédéric Martel, Mainstream, Enquête sur la guerre globale de la culture et des médias, Paris, Flammarion, 2010.

4 Raphaëlle Rérolle, « Tolkien, l'anneau de la discorde », op.cit., http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/07/05/tolkien-l-anneau-de-la-discorde_1729858_3246.html