Tolkien et la fantasy

Depuis l’immense succès rencontré par Le Seigneur des Anneaux (1954-55), on ne compte plus les produits dérivés et adaptations de la saga de J.R.R. Tolkien.  Parmi eux, on trouve des jeux de société (l’univers fantastique de Tolkien a inspiré de nombreux wargames et jeux de rôles), des figurines, des jeux vidéos, des calendriers, des livres (adaptations en bande dessinée, atlas, quiz books, ouvrages critiques, manuscrits posthumes et autres dictionnaires elfiques), sans oublier les adaptations cinématographiques. La récente sortie du film de Peter Jackson, Le Hobbit : un voyage inattendu, premier volet d’une trilogie consacrée au livre publié par Tolkien en 1937, est l’occasion d’un retour sur les principales conventions régissant la heroic fantasy, genre paralittéraire dont la saga de la Terre du Milieu est incontestablement le pilier fondateur.

Démons et merveilles: vers une définition

revedeferLa romancière et critique franco-québécoise Élisabeth Vonarburg a décrit le récit de heroic fantasy comme « un univers où la surnature existe en continuité avec la nature (sous les espèces de la magie, « blanche » et « noire ») et où règne une atmosphère plus ou moins archaïsante (souvent de type para-médiéval) ». Pour certains de ses détracteurs, la heroic fantasy (ou, du moins, sa variante « barbare ») est, avant tout, un sous-genre un peu dégénéré de la littérature dite « fantastique », genre exaltant les vertus guerrières d'un héros sans peur, mais rarement sans reproche, souvent misogyne, quelquefois xénophobe, et dont les exploits se résument à une série interminable de bagarres sanglantes et de massacres impitoyables. C'est, en tout cas, ce qui ressort du roman Rêve de fer, publié en 1972 par l'écrivain américain Norman Spinrad (mais présenté comme le fruit de l'imagination délirante d'un certain Adolf Hitler) qui, après une brève incursion dans les milieux radicaux munichois peu après la première guerre mondiale, émigre aux États-Unis où il décide de consacrer sa vie à la science-fiction en tant qu’écrivain, illustrateur et éditeur de fanzines.  Dans ce roman qui met en scène un héros teutonique et son arme invincible, la Grande Massue de Held, Spinrad dénonce, par le biais de l'exagération et de la caricature, les orgies militaires qui peuplent certains romans d’heroic fantasy.  Le message est on ne peut plus clair : de telles débauches de cruauté et de violence nauséeuses ne peuvent que s'appuyer sur « une des pathologies sexuelles dominantes de notre civilisation ».  La véritable cible de Spinrad n'est bien évidemment pas la heroic fantasy en tant que telle mais une de ses manifestations les plus violentes et démagogiques, celle qui est décrite par Homer Whipple, l'auteur fictif de la postface du roman – lui-même une caricature de l'académique ronflant – comme étant basée sur une recette simple, celle du « personnage hyperviril, aidé par son arme incroyablement puissante avec laquelle il opère une identification phallique évidente, qui surmonte d'énormes difficultés avant de connaître l'inévitable triomphe »

À cette tendance « guerrière » de la heroic fantasy s'oppose une autre catégorie de récits que l'on pourrait qualifier d'initiatique ou de « merveilleuse ». Celle-ci a pour cadre un Moyen Âge imaginaire où la quête du héros contribue au rétablissement de l'ordre social et au sauvetage de son peuple face à une catastrophe imminente.  Dans ce type d'épopée fantastique, le héros (le plus souvent entouré d’une bande ou d’une « compagnie », ce qui confère parfois au genre le titre honorifique de high fantasy) doit accomplir un acte rédempteur, guérisseur et profondément moral qui vise au rétablissement de valeurs ancestrales qui semblent avoir « fait leurs preuves » en assurant le bien-être du plus grand nombre.  C'est en effet ce que tendent à indiquer les prémisses narratives des récits de Tolkien dans lesquels l'enjeu principal est la survie d'un type de société pré-technologique, le plus souvent de type féodal et reposant sur une économie principalement agricole. 

Ce grand courant, plus « noble », de la heroic fantasy – celui qui prend ses sources chez J. R. R. Tolkien, Lord Dunsany et C.S. Lewis plutôt que dans la sword and sorcery de Robert E. Howard ou Lin Carter – est assez proche, à cet égard, du roman de chevalerie médiéval, en ceci qu'elle ne se contente pas de raconter les exploits guerriers de héros légendaires.  S'éloignant du récit épique proprement dit, spécialisé dans la narration de guerres tribales, elle souscrit davantage au mode chevaleresque, avec son raffinement courtois, ses nouvelles valeurs (l'honneur, la vertu, le courage, l'abnégation, la civilité) ainsi que l'intervention presque systématique du rêve et du surnaturel. Cette tendance de la heroic fantasy est la plus proche de ce que le critique canadien Northrop Frye appelle la romance, genre à part entière, distinct du roman parce qu'il tend, nous dit Frye, à créer non pas des personnages réalistes mais des « figures stylisées qui tiennent lieu d'archétypes psychologiques ».  L'histoire de la romance, qui, selon Frye, débute officiellement avec le roman de chevalerie médiéval, est plutôt l'histoire d'un mode narratif et iconographique que celle d'un genre littéraire proprement dit.  Ceci dit, le rapport direct ou indirect des éléments structurels et thématiques de base de la romance, tels qu'ils sont énoncés par Frye, avec la tendance « merveilleuse » de la heroic fantasy me semble assez frappant. 

Sources et archétypes

seigneuranneauxOn a souvent reproché à la heroic fantasy son manque de discrimination et sa désinvolture en ce qui concerne l'usage de thèmes, motifs et conventions narratives dérivés des traditions germaniques ou celtiques, du récit épique ou merveilleux, des contes orientaux, du roman gothique anglo-saxon ou encore de la Bible. Et pourtant, s'il est vrai que la fantasy est basée sur l'appropriation d'un certain nombre d'archétypes immuables pouvant donner lieu à une infinité de variations, plusieurs générations d'auteurs (principalement anglo-saxons) ont tenté de jeter les bases du genre, puis d'en dépasser et d'en réinventer les limites, jusqu'à faire d'une branche relativement mineure et exceptionnellement mal définie de la littérature fantastique un véritable phénomène culturel incontournable pour quiconque s'intéresse à la culture populaire du vingtième siècle.

Depuis la publication du Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien, on peut effectivement affirmer que la fantasy a conquis ses lettres de noblesse. Par la qualité de son imaginaire et de son écriture, par la complexité et la cohérence de ses fondations historiques et culturelles, elle a également remis en question la réputation du genre en tant que littérature d'évasion.  Longtemps ignorées par la critique, les œuvres de Tolkien, Robert E. Howard, Michael Moorcock, Jack Vance et Ursula LeGuin font désormais l'objet d'articles scientifiques, de mémoires universitaires et même de thèses de doctorat. 


Page : 1 2 suivante