Tolkien et la fantasy

La quête

Au cœur des conventions narratives et structurelles de la romance se trouve le motif de la quête qui comprend trois étapes principales, à savoir un voyage semé d'embûches, une lutte cruciale au terme de laquelle les forces du mal sont (temporairement) vaincues et, enfin, la consécration du héros qui apparaît comme une figure messianique rédemptrice.  Le héros de ce type de récit est associé aux motifs conjoints du printemps, de l'aube, de l'ordre, de la fertilité, de la vigueur et de la jeunesse, tandis que son ennemi représente l'hiver, l'obscurité, la confusion, la stérilité, la vie moribonde et la vieillesse.  On le sait, les bases narratives et caractérologiques de la romance, ainsi que ses prolongements modernes dans les récits de heroic fantasy, reposent sur une symétrie essentiellement binaire et manichéenne, une logique qui assimile, par analogie, le mouvement cyclique de la nature à l'affrontement entre forces du bien et forces du mal. 

Ce principe analogique est lié à ce que Frye appelle « l'archétype du déluge », qui désigne la perspective d'une catastrophe globale susceptible de rompre les cycles naturels et de détruire l'ensemble du monde civilisé.  L'archétype narratif de la romance est, comme nous l'avons suggéré plus haut, également applicable à la grande majorité des récits de heroic fantasy dans lesquels la quête du héros – preux guerrier, habile magicien ou simple hobbit – constitue une ultime tentative, souvent désespérée, de rétablir ou de maintenir l'ordre et la prospérité dans un univers menacé par le chaos et l'anéantissement.  Enfin, il serait impensable de clore ces réflexions sur les conventions de base de la fantasy sans parler de ce qui est devenu un ingrédient indispensable du genre, à savoir l'intervention d'une arme ou d'un talisman sacré ou magique (le plus souvent une épée, un anneau ou un bâton) qui, s'il est utilisé à bon escient, jouera un rôle déterminant dans la lutte contre les forces du mal. 

Heroic fantasy et modernité

Quant au caractère politique et idéologique du genre, il reste, malgré ses fondements manichéens, assez difficile à déterminer car, nous dit Frye, si la romance reflète inévitablement « les idéaux de la classe sociale et intellectuelle dominante » de son époque (qu'il s'agisse de la suprématie de l'aristocratie médiévale ou de la montée de la bourgeoisie au 18e siècle), elle n'en reste pas moins, dans une certaine mesure, un genre « subversif » en ce sens qu'elle ne se satisfait pas facilement de l'ordre établi et se nourrit des espoirs et désirs inconscients de l'humanité entière en proie à des angoisses fondamentales quant à ses possibilités de survie.

Bref, on aurait tort de considérer la fantasy comme un genre apolitique, en rupture totale avec les réalités quotidiennes qui occupent le commun des mortels. L’œuvre de Tolkien est à cet égard exemplaire en ceci qu'elle ne se contente pas de confirmer et de décliner les origines germaniques et scandinaves du genre (dans des références indirectes à Beowulf, à l'Edda poétique ou encore au Nibelungenlied) mais tente également de donner au récit un rôle unificateur autour des convictions religieuses et politiques de son auteur : à l’instar de la trilogie de Narnia de C.S. Lewis – et bien que Tolkien se soit longtemps défendu d’avoir donné à son œuvre une valeur allégorique –, la saga de la Terre du Milieu est imprégnée de culture et de valeurs chrétiennes, de sa « Genèse » décrite dans le Silmarillion et d’autres écrits posthumes à son dénouement rédempteur. Dans le même ordre d'idées, on peut également évoquer la nostalgie de William Morris pour une Angleterre préindustrielle (présente également chez Tolkien ou T. H. White) ou encore la logique colonialiste qui sous-tend les récits d'aventure d'E. R. Burroughs ou de H. Rider Haggard. De diverses manières, ces exemples ont tendance à indiquer que tout genre littéraire ou paralittéraire, aussi stéréotypé qu'il puisse paraître au premier abord, ne peut se passer de refléter, légitimer ou critiquer son époque, même si ces aspirations empruntent parfois des voies que certains hésitent encore à considérer comme légitimes.

hobbitDans Le Hobbit et Le Seigneur des anneaux, Tolkien parvient à cette fin, dépassant le modèle manichéen traditionnel en s’intéressant avant tout au conflit entre civilisation et barbarie, « sous-créateur » de légendes, de mythes et d’histoires mettant en scène la lutte entre l’individualisme et la solidarité entres les peuples. En faisant de la Terre du Milieu un monde « alternatif » doté d'une plausibilité géographique, toponymique et culturelle presque sans faille (laquelle permet de documenter de manière aussi précise et élaborée que possible les dominantes culturelles de cet univers parallèle), il nous invite à bouleverser notre vision du monde en créant – pour reprendre les remarques de Michel Butor sur le conte de fées – un « monde exemplaire » présentant, de manière implicite, une « critique de la réalité durcie » et en nous incitant à la transformer et « à remettre à l'endroit ce qui, en elle, est mal placé ». Une des raisons du succès sans cesse grandissant de l’œuvre de Tolkien résiderait, dans ce cas, dans sa capacité de permettre au lecteur de s'« évader» tout en suivant les méandres d'un scénario initiatique qui, pour reprendre l'expression de Mircea Eliade, « coexiste à la condition humaine »

Michel Delville
Janvier 2013

crayongris2Michel Delville enseigne la littérature comparée et la littérature américaine à l'ULg.

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