Finitude et finalité sans fin (de l'histoire)

8. Pistes. Ce réinvestissement positif du problème de la fin de l’histoire sous le signe d’une promesse messianique indéterminée, aporétique, peut laisser insatisfait. On ne voit en particulier pas bien quel est son lien concret avec l’idée politique d’un autre concept de la démocratie, comment il aiderait à déterminer sa signification. Deux remarques pour (provisoirement) parer l’objection. D’une part, il faut le souligner, si la fin de l’histoire peut bien être considérée comme une idée, le messianisme « critique », quant à lui, et Derrida y insiste13, ne peut pas être confondu avec un simple idéal régulateur : il ne rend pas seulement possible, il impose des choix au présent, des décisions en rapport avec les conditions présentes de la domination (SM, p. 269). Il est plus que le nécessaire préalable d’une pratique transformatrice effective, il est déjà celle-ci : on s’en souvient, la promesse de justice se donne dans l’ici-maintenant, c’est bien l’indécidable qui, écartant le présent de lui-même, l’ouvre à une indétermination ne signifiant que l’imminence d’une décision quant aux fins de l’existence (laquelle rencontre, dans cette obligation même, la « loi de sa finitude »).

D’autre part – et je crois que c’est un point fondamental pour la pensée actuelle de la politique d’émancipation radicale –, il est bien possible qu’une tel formalisme accompagne immanquablement tout essai pour penser et agir dans le sens d’une transformation radicale de l’état de choses14. Présupposant, selon un cercle qui n’a rien de vicieux, la nécessité de son existence, la transformation pratique (la « critique pratique » au sens de Marx ou bien de Foucault), ne peut que découvrir au fur et à mesure le monde qu’elle fait et les difficultés qu’il lui pose. Il faut que le procès de transformation soit déjà engagé pour se hisser à la hauteur des problèmes qu’il met à l’ordre du jour et pour pouvoir, surtout, les envisager à partir d’un point de vue qui ne serait plus tout à fait déterminé par ce qui a été changé dans l’intervalle. Subjectivement, il ne semble pas moins clair qu’il est impossible de savoir ce que l’on veut mettre à la place d’un monde avant de l’avoir transformé, c’est-à-dire avant de s’être transformé soi-même en tant que sujet de ce monde, avant d’avoir modifié déjà, fût-ce partiellement, les valeurs qui, jusque-là, guidaient notre existence et notre pensée. Pour dire en quoi doit consister une démocratie future, pour pouvoir délibérer à son propos, il faut que les présentes oligarchies financières aient quelque peu desserré leur étau.

Certes, il y a urgence. Vingt ans plus tard, la situation est devenue critique : crise économique, crise écologique, crise de la représentation parlementaire, qui ne représente décidément plus qu’elle-même, crise interminable de la fonction-intellectuelle critique. Dans ce contexte de crise, que penser de « l’hypercritique » derridienne (SM, p. 149) ? Sans doute est-il naturel qu’irrite la patiente pensée de l’aporie développée par Derrida, son insistance sur le formalisme nécessaire de toute proposition politique émancipatrice, sur le caractère d’abord indécidable de toute décision positive ; on désire évidemment brûler les étapes, les médiations, et rejoindre d’un bond le lieu d’une affirmation décisive – on souhaite que la « démocratie à venir » soit enfin donnée15. Sur ce point, je crois qu’il faut être particulièrement prudent. Sans doute convient-il en tout premier lieu de nous approprier l’héritage de Derrida lui-même, c’est-à-dire de comprendre, en fonction des enjeux de notre temps, de quel « messianique sans messianisme » nous demeurons les rejetons : il reste encore à faire, mais pour et par nous-mêmes, l’épreuve de l’indécidable ou de l’impossible.

Cela n’empêchera pour autant pas de travailler activement à la transformation des conditions pratico-historiques définissant notre hétéronomie, en vue de la position d’un sujet politique dont les contours, par définition, resteront flous. Ce travail réclame une certaine attitude, un style qui conjoindra l’extrême audace et la parfaite modestie. Il ne faut avant tout pas craindre de réaffirmer la nécessité imprescriptible d’une rupture radicale avec l’ordre des choses (i. e. avec le mode d’organisation dominant de leur production). Aussi indéterminé son contenu soit-il, un événement peut et doit toujours couper l’histoire en deux, et c’est sur ce point qu’il ne faut en aucun cas céder. Loin de l’annuler dans son efficace, c’est du reste l’abstraction de cette proposition qui l’empêchera d’être rabattue sur un concept non critique de la fin de l’histoire ; elle garantit que celle-ci, seulement visée à partir d’une finitude radicale, et en fonction d’une finalité sans fin, demeurera ouverte au devenir.

Mais, pour l’heure, et comme toujours, le seul point de départ possible est ce qui est présentement donné, ici et maintenant, l’unique certitude est qu’il faut prendre les choses au ras du réel. Quel serait alors l’héritage politique de la pensée critique ? Il ne peut que concerner les moyens concrets pratiques et théoriques que trouve actuellement à sa disposition une praxis transformatrice de soi et du monde (et leur éventuelle intensification). Se posent alors, simplement, les questions empiriques de la fonction-militante : comment et sous quelles valeurs s’organise un groupe intéressé à la modification radicale de l’état de choses ? Cette question en soulève une autre, celle de la fonction-intellectuelle lorsqu’elle se fait critique : qu’est-ce que participer à une économie politiquement émancipatrice de la production et de la transmission des savoirs ?

« Qu’est-ce que j’peux faire, j’sais pas quoi faire ? » (J.-L. Godard/A. Karina, 1965) ; « Que faire ? » (Lénine, 1902). Il n’y a rien à faire, sinon l’expérience collective de ces deux questions,  ce qui n’est pas peu de chose, et puis laisser venir.  

 

Thomas Bolmain
Décembre 2012

crayongris2Thomas Bolmain est philosophe chargé de recherches F.R.S-FNRS. Ses principales recherches et publications portent sur l'histoire des pensées critique et dialectique et leur actualité du point de vue de la philosophie (politique) française contemporaine.



13 Notamment dans Marx & Sons (2002), un ouvrage, d’abord publié en anglais, qui tente de répondre aux principales objections suscitées par Spectres de Marx.

14 Ce point a été bien mis en évidence par Castoriadis, en particulier dans divers entretiens des derniers tomes de la série Les Carrefours du labyrinthe.

15 Dans un texte de 2005 repris dans son Petit panthéon portatif (2008), A. Badiou, soulignant que la pensée derridienne obéit à « une logique qui ne s’autorise plus de la distinction fondamentale entre l’affirmation et la négation », relevait que cette « obstination diagonale (…) ne convient pas, évidemment, aux époques de tempête, quand tout est sous une loi de décision, ici et maintenant » ; et de conclure : « C’est ce qui a tenu Derrida à l’écart de la vérité des années rouges, entre 1968 et 1976 ».

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