Finitude et finalité sans fin (de l'histoire)

6. Le temps disparu. Indispensable à son travail, la fin de l’histoire en tant que projection est comme le revers de la pensée finie. Envisagée sur un mode spécifique – la visée toujours reprise et toujours déçue d’un événement à venir, différé –, elle est liée à l’essence même du style critique. On peut la considérer comme une idée au sens kantien, c’est-à-dire comme une sorte d’illusion, mais d’illusion nécessaire (l’illusion de la fin), « qu’on ne saurait éviter », et dont le pouvoir insigne est de « donner à penser » – comme Kant le dit des idées esthétiques –, de forcer la pensée à la pensée de ses limites. Jamais advenue mais encore à venir, œuvrant comme telle dans le présent lui-même, pour le jeter hors de lui-même, elle est l’horizon sous lequel l’homme fait l’épreuve de sa finitude radicale en espérant, en projetant la possibilité de son dépassement symbolique, en particulier politique, dans une finalité supérieure (une téléologie de l’histoire pour la liberté). S’« il n’y a pas de fin en temps réel », si « la fin se vit toujours en différé, dans son opération symbolique », il est aussi vrai qu’il reste possible, ici et maintenant, de « travailler l’au-delà de la fin » (IF, p. 130-131). L’idée d’une fin de l’histoire est alors le point à partir duquel fictionnaliser la finitude de l’homme et mettre en récit l’histoire d’un héritage en fonction d’un avenir dont le sens reste à décider. Telle serait du moins l’idée de fin pour le meilleur de la pensée moderne (critique) : liée à une anamnèse, elle est accueil d’un événement « qui ne se mesure ni à ses causes ni à ses conséquences » (IF, p. 39), mais qui commande la transformation d’un présent jamais identique à soi. Ainsi se décide le sens et la valeur finale de l’histoire du point de vue de l’existence finie : dans une contingence ouverte se refusant à faire de la finitude le levier de nouvelles certitudes ; sans boucler le champ des finalités éthico-politiques sur lui-même, en le soumettant plutôt à une transformation incessante. On conçoit que l’idée critique de révolution soit exemplaire d’une telle « perspective historique, qui déplace continuellement les enjeux sur une fin hypothétique » (IF, p. 20).

Mais il est bien possible, à suivre Baudrillard, que la conception moderne de l’histoire, de la philosophie et de la politique soit désormais épuisée, exténuée. C’est la thèse, radicale, d’une disparition du réel de l’histoire : depuis qu’en faire le « récit est devenu impossible » (IF, p. 13), nous avons « échappé à la sphère référentielle du réel et de l’histoire » (IF, p. 12). Ce qui s’est perdu, c’est la modalité (auto)critique du penser,  typique de la modernité ; ce qui s’est effacé, c’est le mode historique aufgeklärt de celui-ci, la mise en question absolue et incessante de la pensée dans ses limites, ce soupçon qui réclame la modification pratique ou révolutionnaire de l’histoire par des sujets pensants finis, des existences capables de traverser pour les transformer (autonomie) les conditions historiques déterminant les formes mêmes de leurs pensées et de leurs actions (hétéronomie). Le signifiant « postmoderne » résume cette perte, le moment où « L’histoire prend fin (…) par indifférence, stupéfaction » : lorsqu’elle « n’arrive plus à se dépasser, à envisager sa propre finalité, à rêver de sa propre fin, elle s’ensevelit dans son effet immédiat, elle s’épuise dans les effets spéciaux, elle implose dans l’actualité » (IF, p. 15). Telle est la pseudo pensée de l’histoire qui domine depuis la dissolution concertée de la classe ouvrière par son intégration dans la société des loisirs à crédit et le reflux consécutif des récits d’émancipation politiques par lesquels le sujet historique a un temps donné sens au passé en fonction d’une signification émancipatrice à venir, à faire, à libérer.

« Postmoderne » s’oppose ainsi à « critique » et dit la perte du temps comme ouverture contingente, de l’événement comme attente, du présent comme différence, de la fin comme limite visée par le labeur de la liberté ; il dit l’ici-maintenant d’un absolu de pacotille. En ruinant le rapport à son référent, qui est aussi l’objet de sa critique, l’histoire dans son effectivité, la pensée s’est privée de l’étoffe du temps, dans son indétermination et sa « pérennité », l’anticipation différée d’un à-venir nourrie du savoir du passé – bref l’héritage critique des travaux et des jours des hommes en tant qu’il « rejaillira sur les descendants » (IF,p. 39). Le concept d’actualité cristallise le problème : s’il renvoie, d’une part, à l’idée du temps comme non-coïncidence ou différence, à un présent écartelé entre mémoire et promesse, le temps médiatique l’éternise pour sa part dans un présent toujours renouvelé mais chaque fois identique, le présent réfrigéré d’un temps sans nuance donc au-dessus de toute critique10.

Lorsque l’on songe combien il est difficile de prendre la parole hors des codes instaurés par le système médiatique dominant, quand on a reconnu que cette mise en forme de l’état de choses, profondément intéressée à sa conservation, fait sans cesse écran à la perception directe de ce qui a réellement lieu (jusque dans les conversations des amis, des amants), on comprend l’intérêt qu’il y a à mettre en question ou à démystifier le discours médiatique. C’est qu’il n’est pas seulement exemplaire de la disparition de l’histoire et de la perte du temps : il les précipite. Baudrillard note qu’« il n’est pas jusqu’à notre obsession du temps réel, de l’instantanéité de l’information, qui ne corresponde à un millénarisme secret : annuler la durée, le temps différé, annuler l’ailleurs de l’événement » (IF, p. 21). En vérité, « il est possible que non seulement l’histoire ait disparu (plus de travail du négatif, plus de raison politique, plus de prestige de l’événement), mais qu’il nous faille encore alimenter sa fin » (IF, p. 40) ; or, l’alimentation de ce cadavre, voilà la tâche à laquelle le discours médiatique est préposé – le fantasme de la « fin du monde » apparaît alors comme un mets de choix.    

carepdiemÀ l’opposé du travail critique (évaluateur et transformateur) de la mémoire, lequel fend le présent par la différence d’un à-venir, le temps historique, du point de vue médiatique,  correspond à un refoulement actif, à une amnésie généralisée célébrée sous le thème de l’actualité permanente. Ici un clou chasse l’autre et le présent devient l’objet d’un rapport spasmodique, coupé de toute référence vivante au passé ou au futur. Tout est immédiatement oublié, c’est-à-dire que tout est constamment conservé sur un même plan, sans distinction – ce qui d’avance décourage l’effort critique –, un plan sans consistance et d’intensité nulle. Temps-formol, qui convient bien au degré zéro de l’événementialité, et selon lequel la fin est déjà là, advenue, donnée, si bien qu’il n’y aura plus jamais rien de neuf sous le soleil du libre-marché et de la démocratie parlementaire, sinon le renouvellement incessant d’informations toujours nouvelles parce qu’aussitôt désapprises. Quand on ignore que le soleil est gros de promesses, certes indéterminées, mais en possible rupture radicale avec l’organisation présente de la vie (sociale, économique, politique), il devient possible de jouer à se faire peur, et d’imaginer que ce soleil nous tombera bientôt sur la tête dans une clameur de fin du monde. Avec ce fantasme, le temps médiatique accomplit en fait parfaitement son essence : un « désir d’anticipation de la fin » dans un « fantasme global de la catastrophe » conduisant l’homme à son pauvre destin, qui serait de « vivre dans l’instant » (IF, p. 20-21). Infinie tristesse de tous les Carpe diem !, unique injonction maintenue au-delà du refus de l’histoire et du temps, ou de la positivité de sa fin.

7. Logique du « sans ». À l’inverse de la critique moderne baudelairienne, l’éternisation médiatique du transitoire est rejet du temps, donc de la finitude, donc de la mort. Culminant dans un fantasme apocalyptique selon lequel la fin, c’est-à-dire l’avenir, ne serait plus l’objet d’une constitution active, puisqu’elle est déjà là, et derrière nous, elle consonne avec les tentatives de conservation les plus diverses : « muséification » sans esprit critique de la totalité des productions humaines (le devenir-monde du tourisme) ; congélation post-mortem de nantis décérébrés, Biosphère II ; célébration d’« événements » complaisamment nommés historiques, quand ils n’offrent aucun accès réel, aucune prise aux spectateurs qui se bornent à les consommer (les images du 11 septembre sont emblématiques). Comment alors de nouveau affecter cet horizon plat et superficiellement pacifié d’un trait de finitude et de finalité ? Est-il possible de renouer avec la modernité critique ? 

© Wally Gobetz

11septembrecopyrightWally GobetzSur ce point, Baudrillard et Derrida divergent. Il importe pour le premier de s’installer de plain-pied dans la postmodernité pour mieux l’affronter, de la combattre avec ses propres armes, de la retourner comme un gant. De là le goût de la parodie et de l’ironie, du masque et du simulacre, comme s’il fallait opposer au repentir de la modernité, à sa rétroversion, une « réversibilité poétique des événements », « les jeux instantanés, puérils et formels, les tropes hétéroclites » de « la fiction pure » (IF, p. 168, 170). Vingt ans plus tard, je ne suis pas tout à fait sûr que cette option – qui évoque aujourd’hui davantage la logorrhée d’une J. Butler que la finesse d’un Queneau – soit suffisante. Je proposerai donc plutôt, en conclusion, de revenir sur le concept derridien d’un « messianique sans messianisme » afin de préciser, dans le cadre d’une pensée critique de la fin de l’histoire, l’idée d’une finalité sans fin. Je l’ai annoncé, l’idée d’un messianisme athéologique, sans dogmatisme ou déconstruit, n’entend pas rompre avec la critique moderne : elle en hérite mais la passe au crible afin de mieux la radicaliser. Un formalisme vide devient alors son trait dominant.

Tout repose en effet sur ce que Derrida nomme une « epokhè du contenu », une promesse de justice seulement abordée dans « sa structure formelle » (SM, p. 102) : l’injonction » prescrivant « de faire venir cela même qui ne se présentera jamais dans la forme de la présence pleine » est une « espérance (…) absolument indéterminée en son cœur » (SM, p. 111). En résumé, « que la promesse soit de ceci ou de cela, qu’elle soit ou non tenue ou qu’elle reste intenable, il y a nécessairement de la promesse et donc de l’historicité comme à venir. C’est ce que nous surnommons le messianique sans messianisme » (SM, p. 124). On voit vite que cette absence de contenu ou de fin précise, cette indétermination pure de la forme de la promesse, son indécidabilité foncière, avant d’apparaître comme une limite, doit être comprise comme la condition de possibilité paradoxale, ou « impossible » (SM, p. 112), non seulement de l’historicité en général – i. e. d’une pensée de la fin de l’histoire comme ouverture, d’un présent désajusté sous la pression de l’événement à venir –, mais encore de toute décision, de toute affirmation qui porterait sur les finalités éthico-politiques d’une pensée et d’existences finies : « Apparemment formaliste, cette indifférence au contenu a (…) le mérite de donner à penser la forme (…) de l’avenir comme tel ». Cette indétermination révèle enfin le caractère indéconstructible d’une telle promesse, le caractère « quasi-transcendantal11 » (SM, p. 267) du messianique sans messianisme : « Ce qui reste (…) indéconstructible (…), c’est peut-être une certaine expérience de la promesse émancipatoire ; c’est peut-être même la formalité d’un messianisme structurel, un messianisme sans religion, (…) une idée de la justice (…) et une idée de la démocratie – que nous distinguons de son concept actuel et de ses prédicats déterminés aujourd’hui » (SM, p. 102).  

Tout effort de détermination (décision) serait en somme suspendu à une indétermination (une indécidabilité) structurelle parce que tout commencerait par une attente ne connaissant de soi que sa forme, l’abstraction d’une promesse de justice ; toute affirmation présupposerait la neutralité d’une négation qui ne nie pas sans affirmer et qui n’affirme pas sans nier (ni l’un ni l’autre), la finalité serait d’abord sans fin. Dans cette primauté accordée au « sans » battant entre deux termes – quelque chose de l’ordre de l’impossible, « place vide » (SM, p. 111) ou « écart de la différence » –, on reconnaît sans peine un thème hérité de Blanchot dont Foucault avait bien résumé l’enjeu anti-dialectique : une pensée de la contestation et non de la contradiction, de la dispersion plutôt que de la réconciliation, une « parole hors de l’opposition, hors de la négation et ne faisant rien qu’affirmer, mais hors aussi de l’affirmation12 ». L’affirmation se donne dans l’impossible position de quelque chose n’affirmant pas plus qu’il ne nie : telle serait, à suivre Derrida, la logique du « sans » qui doit permettre de réinvestir critiquement – hors de tout fantasme de la présence – le problème de la fin de l’histoire. Pour le dire encore autrement, l’indéfini d’une promesse ne se confond pas avec la pré-orientation d’un programme (SM, p. 126), mais avec l’expérience agie et agissante d’une « aporie » (SM, p. 161).

 


 

10 Par exemple Foucault, dans « Qu’est-ce que les Lumières ? », définit l’actualité comme « différence dans l’histoire », et l’on pensera au présent out of joint dans Spectres de Marx, autre nom de la différance derridienne, l’« intempestivité », « la disjointure dans la présence même du présent, cette sorte de non contemporanéité du temps présent à lui-même » (SM, p. 52). Je rappellerai par ailleurs ce jugement de G. Debord (Commentaires sur la société du spectacle, § 5 et 6) qui résume ce qui suit : « La construction d’un présent (…) qui veut oublier le passé et qui ne donne plus l’impression de croire à un avenir, est obtenue par l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles » ; « le domaine de l’histoire était le mémorable (…). C’était inséparablement la connaissance qui devait durer, qui aiderait à comprendre, au moins partiellement, ce qu’il adviendrait de nouveau (…). Par là l’histoire était la mesure d’une nouveauté véritable ; et qui vend la nouveauté a tout intérêt à faire disparaître le moyen de la mesurer. Quand l’important se fait socialement reconnaître comme ce qui est instantané, et va l’être encore l’instant d’après, autre et même, et que remplacera toujours une autre importance instantanée, on peut bien dire que le moyen employé garantit une sorte d’éternité de cette non-importance, qui parle si haut » ; en somme, « la fin de l’histoire » (au sens spectaculaire, en particulier médiatique) « est un plaisant repos pour tout pouvoir présent ».

11 C’est le thème dominant du livre de J. Derrida D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie.

12 Voir M. Foucault, « La pensée du dehors » (1966), in Dits et écrits I ; pour les citations de Blanchot, voir tout particulièrement L’Entretien infini (1969).

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