Finitude et finalité sans fin (de l'histoire)

3. La critique. Non loin de Baudrillard, on pourrait nommer exténuation de la modernité l’épuisement d’un certain style du rapport de la pensée à son histoire, le style critique, style ou êthos de la pensée dont la mise en lumière est traditionnellement associée au nom de Kant6. La critique désigne l’inquiétude quand elle trouve à se loger au cœur de la pensée et de son travail, le soupçon que celle-ci apprend alors à porter constamment sur elle-même, sur ses limites de droit et de fait, sur ses conditions de possibilité, en particulier historiques, inquiétude ou soupçon quant à soi qui, en l’absence d’une norme transcendante orientant de tout temps le travail de la pensée et la course de l’histoire, définit intégralement le champ de l’expérience historique de la pensée. D’un point de vue pratique, une telle pensée critique est liée à une promesse ou un espoir, celui d’une transformation politique de l’histoire dans le sens d’un surcroît de justice et de liberté ; cette modification politique devient l’œuvre nécessaire des hommes qui ne subissent pas l’histoire dont ils héritent, en tant qu’existences finies, sans en même temps découvrir progressivement la possibilité de la constituer, collectivement, de façon autonome et finalisée.

Affaire de succession, d’héritage et de générations7 : la pensée critique de l’histoire est d’abord autocritique en ce qu’il lui appartient de réfléchir pour les modifier ses propres limites, sa finitude, et d’abord l’héritage historique qui est le sien, que chaque génération doit passer au crible relativement à la promesse finale d’une émancipation dont le contenu – on va le voir – doit rester largement indéterminé, formel, sans fin(s). Ceci posé, je prélève dans les deux ouvrages qui nous intéressent quelques passages allant exactement dans ce sens ; manière de résumer d’un trait, par anticipation, l’essentiel des développements suivants.

 

4. Finitude et finalité (citations). Selon Baudrillard, le propre des pensées modernes ou critiques (Marx et Nietzsche sont allégués) est qu’« elles assignent toutes au genre humain émancipé une finalité souveraine, un au-delà qui n’est plus celui de la religion, mais un au-delà de l’humain dans l’humain, un dépassement de sa propre condition, une transcendance venue de ses propres forces, une illusion peut-être, mais une illusion supérieure » (IF, p. 135). Un tel dépassement suppose une conscience inquiète de la mortalité et la certitude que celle-ci ne sera effacée ou relevée dans aucun monde, celui-ci ou un autre : on nie l’état de choses en vertu de sa propre finitude, et en rapport avec l’idée de la création possible, ici-bas, d’un tout autre monde (libre, juste, émancipé). Demeure seulement une « immortalité en temps différé », laquelle repose sur « une transcendance de la fin, un investissement intense des finalités de l’au-delà et une opération symbolique de la mort » (IF, p. 130). La pensée critique est donc une pensée de la fin toujours-déjà remise à plus tard, et dans l’écart de laquelle seul il devient possible de se mettre – politiquement – au travail : « La liberté se joue dans un champ limité et transcendant, l’espace symbolique du sujet, où on est confronté à sa propre finalité, à son propre destin, (…) à sa propre aliénation et à son dépassement » (IF, p. 151), vers une « appropriation héroïque de soi » (IF, p. 149) dans une « mort ritualisée » (IF, p. 142).

C’est dans une perspective approchante que Derrida rattache pour sa part « un certain esprit du marxisme » à la pensée critique et aux Lumières. Il y a bien une part du marxisme dont il faut encore se réclamer, quitte à la radicaliser (par exemple vers une « déconstruction ») : c’est le marxisme comme « critique radicale, (…) démarche prête à son autocritique (…) [et] explicitement ouverte sur sa propre transformation, sa réévaluation et son auto-interprétation » (SM, p. 145). Ne pas céder sur cet héritage, c’est d’abord interroger la notion même d’héritage – « un héritage est toujours la réaffirmation d’une dette mais une réaffirmation critique, sélective et filtrante » (SM, p. 150) – afin de mieux isoler ce que l’on conservera de la tradition. Ce résidu inévitable, c’est ce que Derrida nomme à plusieurs reprises le « messianique sans messianisme » (SM, notam. p. 96 et 266). Celui-ci permet de préciser, du côté du problème de la finalité, à quoi correspond le dépassement intra-humain de la finitude décrit par Baudrillard : « Une certaine affirmation émancipatoire et messianique, une certaine expérience de la promesse qu’on peut tenter de libérer de toute dogmatique et même de toute détermination métaphysico-religieuse, de tout messianisme » (SM, p. 147-148). Ainsi la critique relèverait-elle du « mouvement d’une expérience ouverte à l’avenir absolu de ce qui vient, c’est-à-dire d’une expérience nécessairement indéterminée, abstraite, désertique » (SM, p. 148), d’« une attente sans horizon d’attente », seulement prête à accueillir « l’événement comme justice » (SM, p. 267), la pure forme de sa promesse. Cet événement, enfin, est le site de ce que Derrida appelle encore « l’épreuve de l’indécidable », laquelle seule rend possible – selon « la loi de la finitude » – une décision quant aux significations à donner à une finalité d’abord sans fin (« sans attente », « sans messianisme ») et dont des « existences finies » seront dès lors seules responsables (SM, p. 144).

 

5. Quelques fins de l’histoire. On sent mieux ce que recouvrent ici les mots finitude et finalité ; avant de reprendre la thèse, avancée précédemment, d’une exténuation de la modernité, rejoignons le problème de la fin de l’histoire afin de comprendre pourquoi et comment il serait utile de le réinvestir positivement, entre finitude et finalité.

dieunietzscheLe problème d’une téléologie de l’histoire, héritant d’évidence de figures théologiques (messianisme eschatologique, millénarisme, schème apocalyptique), apparaît dès que la pensée s’avise de son caractère irréductiblement historique, le fait que son essence réside dans son devenir, dans son historicité. Tracée entre Kant et Hegel, c’est là la ligne philosophique dominante de la modernité ; c’est elle aussi qui décide en dernière instance du caractère fini de la pensée moderne, en rapport avec une interminable mort de Dieu (cf. § 1). Après Hegel, la visée de la fin de l’histoire hante aussi bien Marx et Nietzsche que Heidegger ; en France, elle a connu une fortune particulière grâce à la lecture de Hegel entreprise (entre Marx et Heidegger) par Kojève. Inutile de revenir ici sur ce qui distingue ces diverses approches8, retenons seulement ceci : sur le mode qui n’est pas celui du donné (redouté ou souhaité), plutôt sur celui de la tendance ou de la visée, la perspective d’une fin de l’histoire aimante fatalement la réflexion dans un monde intégralement humain, un monde dont le devenir n’est plus prescrit ou réglé par la positivité infinie d’un être transcendant. Si le monde renvoie sans cesse l’homme à sa finitude radicale, la fin de l’histoire devient le lieu où cette finitude peut décider de son sens final, statuer sur sa fin dernière. Mais cette décision peut-elle même s’effectuer selon des sens différents : car – tant il est vrai que la mort de Dieu est un événement interminable – il y a bien plusieurs fins de l’histoire. Ainsi, la fin de l’histoire pourra apparaître comme un espace bouclé sur lui-même, lieu d’une absolue réconciliation, d’un éternel présent radieux auquel conduisait nécessairement, par ruse, l’histoire conflictuelle des hommes ; aussi bien, cette fin sera interprétée dans les termes d’une « clôture » toujours-déjà à l’œuvre (Derrida), l’ombre d’une finitude indépassable, le point même d’une épreuve indéfinie de la contingence, de la négativité et du conflit historique9.  

Il est clair que de pareilles interprétations reposent sur des concepts du temps ou de la temporalité historique qui ne sont pas identiques. La découverte moderne selon laquelle rien n’est donné à l’homme sinon le temps qui le ronge, qu’il n’y a nulle autre chose, au fondement de sa pensée, de son existence et de son action, que le vide de la mort, ce fait est volontiers voilé, occulté. Comme le dit Baudrillard, « profondément ni le temps ni l’histoire n’ont jamais été acceptés » (IF, p. 20). La pensée que l’idée même du salut est « historique », c’est-à-dire « intrahumaine », que la transformation révolutionnaire de l’état de choses elle-même n’ouvrira sur nulle certitude, hormis celle d’une mise à l’épreuve collective, donc conflictuelle, de la finalité qu’il convient de lui donner, bref que tout restera « sans nécessité absolue et […] en déséquilibre sur l’avenir » (IF, p. 19), cette pensée ne soulage pas ; aussi est-il naturel de vouloir la résoudre dans un autre type de fin, qui serait, elle, synonyme de nécessité et de réconciliation, de totalité et d’absolu. De La Voix et le phénomène (1967) à Spectres de Marx, c’est bien la première de ces voies, la plus risquée, qu’emprunte la pensée derridienne du temps ; en témoignent telles pages consacrées à un présent out of joint, « sans retard, sans délai mais sans présence », ouvert à l’expérience de l’héritage et porté « vers ce qui reste à venir », vers la promesse messianique d’une rupture qui fait elle-même événement, effraction dans l’« ici-maintenant » (SM, p. 60). Or c’est bien ce type de pensée de la temporalité historique – on se reportera encore aux dernières thèses de Benjamin – qui permet de fonder dans sa positivité, selon une signification politique émancipatrice, le problème de la fin de l’histoire ; c’est elle que j’interrogerai pour conclure. Encore faut-il voir à quelle pensée du temps aujourd’hui dominante elle s’oppose. Car il existe aussi, en deçà de l’opposition décrite dans ce paragraphe, une autre pensée (« médiatique ») de la fin de l’histoire, reposant elle-même sur une autre conception du temps. Dans ce cas, la fin n’est plus simplement visée, que ce soit sous l’horizon nécessaire d’une réconciliation infinie ou dans le trajet contingent d’un conflit indéfini ; on fantasme plutôt une fin de l’histoire enfin donnée – dans un feu d’artifice aztèque de couleurs, pourquoi pas. 

 


 

6 On se reportera aux articles de M. Foucault intitulés « Qu’est-ce que la critique ? » (1978), in Bulletin de la Société française de philosophie, 1990 et « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1984), in Dits et écrits IV, 1994.

Motif ici fondamental – conjoignant celui d’une finitude radicale de l’existence et son dépassement toujours différé dans une finalité supérieure parce que collective ou politique –, il se rencontre aussi bien chez Kant (Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, 1784) que chez Marx (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1851) et dans la tradition marxienne (W. Benjamin, « Thèses sur le concept d’histoire », 1940).

8 On sait que le livre de Fukuyama est d’abord une lecture du livre d’A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel (1947, recueil de cours professés entre 1933 et 1939). Sur les différents auteurs évoqués ici (« les classiques de la fin » mentionnés par Derrida, cf. SM, p. 37), on se reportera à J.-R. Seba, « Histoire et fin de l’histoire dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel », in Revue de métaphysique et de morale (1980), É. Balibar, La Philosophie de Marx (1993), G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie (1961), F. Dastur, Heidegger et la question du temps (1990) et D. Pirotte, Alexandre Kojève. Un système anthropologique (2005).

9 Une telle tension traverse l’histoire du marxisme lui-même, comme l’œuvre de Marx, et il faut distinguer, par exemple avec Castoriadis, (au moins) « deux marxismes » (L’institution imaginaire de la société, 1975). La vulgate marxiste n’est ainsi pas compatible avec les travaux de L’École de Francfort (Dialectik der Aufklärung, 1944) ou ceux d’Althusser (Pour Marx, 1965). En 1979, G. Debord définissait pour sa part la révolution comme ce moment où il devient enfin possible de « se livrer joyeusement aux véritables divisions et aux affrontements sans fin de la vie historique ». La tension décrite ici traverse et constitue en effet le concept, spécifiquement moderne, de révolution.


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