Finitude et finalité sans fin (de l'histoire)

Cet essai consiste en une élaboration critique du problème de la fin de l'histoire à partir de la lecture de deux ouvrages : L'illusion de la fin, de J. Baudrillard (1992) et Spectres de Marx, de J. Derrida (1993). L'analyse tente de mettre en évidence le sens positif du problème la «fin de l'histoire» par le biais de son historicisation, d'une part, de sa mise en rapport avec les concepts de finitude et de finalité, d'autre part : il apparaît alors comme une illusion nécessairement visée par la politique d'émancipation radicale (ou révolutionnaire) léguée par la modernité, politique dont la réactivation semble aujourd'hui plus que jamais nécessaire. Cette réactivation, en particulier, s'opposerait à d'autres modes de pensée de la fin de l'histoire, dogmatiques ou réactionnaires, dont le thème médiatique de la «fin du monde» est un navrant avatar.

jugement dernierAu jour d’aujourd’hui nous ne pouvons pas ne pas avoir hérité de ces Lumières, nous ne pouvons pas et nous ne devons pas, c’est une loi et un destin, renoncer à l’Aufklärung, autrement dit à ce qui s’impose comme le désir énigmatique de la vigilance, de la veille lucide, de l’élucidation, de la critique et de la vérité, mais d’une vérité qui en même temps garde en elle du désir apocalyptique, cette fois comme désir de clarté et de réflexion, pour démystifier ou si vous voulez pour déconstruire le discours apocalyptique lui-même et avec lui tout ce qui spécule sur la vision, l’imminence de la fin, la théophanie, la parousie, le jugement dernier1.

 

Jan Sadeler (1550-1600), Jugement dernier.
Collections artistiques de l'ULg

 

1. Liminaire. Voué au travail et au temps, c’est-à-dire à la maladie et à la mort, cerné par un langage qui le précède et le domine, hôte d’un seul lieu, héritant d’un monde clos sans rapport de continuité avec un univers infini désespérément silencieux, et avec lequel il ne se réconciliera pas, l’homme moderne s’apparaît comme existence radicalement finie. C’est du reste dans la connaissance qu’il prend à partir de lui-même, en tant que fini, des formes lui indiquant sa finitude, qu’il rencontre sa seule essence, une irrécusable non-coïncidence avec lui-même, avec le temps et le monde, avec le point de vue de la totalité ou de l’absolu2.

Cela pourrait attrister. Fort heureusement, aujourd’hui plus que jamais, une idée de l’infini demeure disponible et nous console : je pense à la bêtise des médias dominants, laquelle – et le thème de la « fin du monde » est ici exemplaire – semble de fait ne connaître ni borne, ni limite. Des raisons structurelles, exposées ci-dessous, me font soupçonner que nous ne sommes en fait pas tout à fait capables d’interpréter correctement le calendrier aztèque sur lequel se fonde cette étonnante prophétie pour temps médiatiques (cela suppose un rapport au passé et à l’histoire qui ne nous est peut-être plus directement accessible) et qu’en somme l’état de notre connaissance n’est pas à la hauteur de la vacuité de nos fantasmes3. Il n’en reste pas moins que l’intérêt rencontré par ce thème en l’An de Grâce 2012 soulève d’intéressantes questions historiques, philosophiques et politiques qui permettront de l’envisager dans une tout autre perspective. Relevons simplement, en préambule, que le mérite de cette prophétie quant à l’anéantissant du monde est de motiver un vif mouvement d’humeur : n’inspire-t-elle en effet pas le désir d’en finir avec un monde – c’est-à-dire un type historiquement déterminé de société : on parlait, en des temps plus éclairés, de « modes de production » – qui se soustrait à la tâche d’imaginer le sens de son avenir à la faveur de pareilles illusions ? On ne me tiendra pas rigueur de régler par méthode un propos critique sur un désir de cette espèce.     

2. Une bêtise. Lié à celui de l’illusion, le problème de la bêtise – le risque inévitable d’une bêtise travaillant à sa racine la pensée lorsqu’elle cherche à prendre connaissance d’elle-même et du monde – est un thème important, mais souvent sous-estimé, de l’histoire de la philosophie (de Kant à Sartre et Deleuze). La bêtise est chose complexe : elle connaît des degrés, des sommets ou des pics. Si l’on s’applique à mettre en évidence les forces alternatives qui, du sein même de la pensée, ne cessent de s’y opposer – quoique sans garantie, plutôt dans la certitude de la voir toujours refleurir ailleurs –, il n’est pourtant pas impossible d’en retracer l’histoire. Bref flash-back dans l’histoire récente de la bêtise. Il y a une vingtaine d’années, un autre pic était atteint autour d’un thème connexe, celui de la fin de l’histoire.

the endEn 1992, on le sait, un laudateur subventionné de l’état de choses, F. Fukuyama, publiait un livre prétendant tirer les conséquences philosophiques ultimes de l’effondrement récent du bloc dit soviétique (The End of History and the Last Man). Fameuse, partiale, la thèse était aussi stupide. Le début des années quatre-vingt dix ne coïnciderait pas avec la fin d’une époque historique parmi d’autres (la Guerre froide) : une fois empiriquement démontré que toute tentative pour vivre ou penser autrement aboutit soit au goulag soit au camp d’extermination, et dans tous les cas à l’appauvrissement du capital, l’histoire, enfin apaisée, peut venir reposer, loin du bruit et de la fureur, dans l’idéal « transhistorique » qui secrètement l’animait : soit la démocratie libérale « à la mode de chez nous », i. e. néo-libérale, dont l’universalisation forcée, désormais possible, s’avère du même coup nécessaire.

Je passe sur la relativité évidente d’un idéal politique prétendument transhistorique, voire naturel, que l’on sait pourtant géo-centré, d’apparition récente et d’ailleurs déterminé par le développement antagonique (la lutte des classes) et historique (révolution industrielle, fordisme, post-fordisme, domination du pôle financier) du capital. Il est au reste notoire, depuis l’écrasement des Conseils de Cronstadt (1921), que les pays dits communistes, loin d’être l’Autre du capital, n’ont guère représenté autre chose qu’une modalité différente (centralisée et bureaucratique, manquée) d’accumulation de ce dernier, et une reconduction de la séparation entre propriétaires des moyens de production (bourgeoisie) et propriétaires de leur seule force de travail (prolétariat), entre dirigeants et exécutants4. Il n’est enfin pas utile d’opposer à la thèse de Fukuyama un supposé retour fracassant de l’histoire à tire-d’aile de Boeings (9/11) et à coups de frappes militaires plus ou moins chirurgicales (les deux guerres d’Irak, la campagne d’Afghanistan) : passés au rouleau-compresseur médiatique, ces « événements » acquièrent en effet – on le verra, avec Baudrillard, au § 6 – une texture événementielle bien particulière. C’est donc autre chose qui doit retenir notre attention : quelque chose qui contredirait la bêtise de Fukuyama.

derridabaudrillardÀ rebours du « néo-évangélisme » de ce dernier, le thème de la fin de l’histoire a suscité en France, au début des années quatre-vingt dix, l’écriture d’au moins deux livres (inégalement) importants de philosophie : L’Illusion de la fin, de Baudrillard, et Spectres de Marx, de Derrida5. Je m’inspirerai dans la suite librement de ces ouvrages, tous deux inscrits dans le sillage de ce que j’appelle le style critique de la pensée de l’histoire (même si l’un et l’autre, dans des registres différents, souhaiteraient le dépasser), afin de suggérer que le thème de la fin de l’histoire peut prendre un sens positif à la condition d’être rapporté à deux autres concepts, ceux de finitude et de finalité. Le thème navrant de « la fin du monde » aura alors au moins eu pour fonction de nous rendre attentifs à la positivité du problème de la fin de l’histoire, entendre : à la nécessité de réinscrire celui-ci à l’intérieur d’un récit politique émancipateur, c’est-à-dire dans l’histoire, elle-même in-définie, des modes de pensée et d’action par lesquels les hommes apprennent que l’épreuve transformatrice des formes de leur hétéronomie (de leur finitude) correspond à l’expérimentation pratique de leur pouvoir d’autonomie (de leur liberté) – aussi limité celui-ci soit-il.

C’est en ce sens et en ces termes, en faisant retour, à vingt ans de distance, sur deux livres contemporains et comparables sur bien des points, que l’on prendrait ici en garde quelque chose du désir apocalyptique pour démystifier ce qui spécule sur l’imminence de la fin.

 


 

1 J. Derrida, D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie, Paris, Galilée, 1983 (je souligne).

2 Ce « silence » évoque aussi bien Pascal que Bergman ; pour plus de rigueur, on lira A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini (1957) et M. Foucault, Les Mots et les choses (1966).

3 J’y insiste, il s’agit bien d’une prophétie à usage médiatique, créée par et pour le champ des médias qui font et suivent le courant dominant (mainstream) : il y a moins d’illuminés que l’on veut bien le dire, mais on ne dit pas assez à quel point les médias, soumis à la loi de l’audimat, c’est-à-dire à la loi du profit actionnarial, sont aujourd’hui vecteurs d’obscurantisme.

4 Ceci dit indépendamment des tentatives de subversions internes au bloc de l’Est, en particulier la Révolution hongroise de 1956. On lira les textes du groupe Socialisme ou barbarie et de l’Internationale situationniste ; le § 4 du livre de G. Debord, Commentaires sur la société du spectacle (1988), résume bien l’enjeu.

5 J. Baudrillard, L’Illusion de la fin ou la grève des événements, Paris, Galilée, 1992 ; J. Derrida, Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail de deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, 1993. Respectivement abrégés IF et SM, toutes les références dans le corps de l’article renvoient à ces deux ouvrages.

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