Le récit d’anticipation négatif développe une réflexion sur la cohésion d’une société à travers l’histoire d’une communauté humaine dont l’organisation collective et les bases sociales sont fragilisées, voire détruites. Ce genre littéraire ne s’apparente pas seulement au roman cataclysmique ou aux multiples scénarios de la guerre future. Il se rapproche aussi des ambitions de la politique-fiction et des procédés de l’anticipation scientifique. Entre 1830, date des premières anti-utopies constituées en récit, et 1950, moment de convergence de ces récits avec la science-fiction naissante, la production dystopique francophone s’avère riche, complexe et encore peu étudiée. D’Albert Robida à René Barjavel, nombreux sont pourtant les récits à (re-)considérer sous cet angle.
La difficile exception française
Si la dystopie connaît ses réalisations majeures au 20e siècle dans la littérature anglo-saxonne avec les œuvres-phares d’Aldous Huxley et de George Orwell, on peut en trouver les linéaments, pour le domaine francophone, dès la première moitié du 19e siècle. À ce moment, l’utopie narrative très répandue au 18e siècle commence à prendre la forme critique de l’anti-utopie. Le récit d’anticipation négatif qui naît alors occupe une place mal circonscrite dans l’étude de la littérature française, y apparaissant comme un prolongement non problématisé de l’utopie d’Ancien Régime alors qu’il joue un rôle crucial dans l’évolution d’une description de la société idéale vers une figuration du lien social sur un mode distancié propice à l’exploration de mondes alternatifs. Les raisons de cette disgrâce pesant sur l’anticipation négative sont multiples, mais on peut au moins en isoler trois.
D’abord, il faut composer avec les caractéristiques d’une certaine tradition littéraire. Le contraste est particulièrement marqué, par exemple, avec le fantastique, abondamment étudié pour la dimension onirique ou psychiatrique qu’il convoque, tandis que « la dimension spéculative dans la fiction, pourtant plus ancienne, qui remonte à Platon en passant par Lucien, Kepler, More, Swift, Voltaire, Poe, Jules Verne, Wells, Rosny, Zamiatine, Huxley ou Orwell, est l’objet d’un discrédit certain. »1 Ensuite, il faut faire face au préjugé des études littéraires qui reprochaient déjà à l’utopie sa structure narrative supposée stéréotypée, des personnages peu individualisés et la faible part du récit par rapport à la composante démonstrative. Certains y voyaient même un « genre lénifiant, généralement dénué d’intérêt stylistique, conçu par des esprits austères, peu imaginatifs ».2 Enfin, le calque linguistique du terme dystopia utilisé en 1868 par John Stuart Mill tend à dissimuler la spécificité des productions francophones, quand il n’est pas confondu avec les appellations non synonymiques d’anti-utopie et de contre-utopie.
Dans tous les cas, deux caractéristiques définitoires de la dystopie peuvent être retenues : l’anticipation par le récit sous forme conjecturale et la vision critique de la société représentée, qu’il y ait ou non intervention de la science ou cataclysme. L’anticipation porte principalement sur l’ordre social, constituant ainsi un vecteur de réflexion qui touche par la négative aux conditions de réalisation du bonheur en communauté et esquisse le modèle contrastif d’une telle société. Le genre ainsi considéré prend appui sur un principe d’expérimentation de type spéculatif. À travers son rapport potentiel à un état de fait, la dystopie revêt certaines caractéristiques de la fiction contrefactuelle étudiée par Françoise Lavocat : « Le monde fictionnel contrefactuel est présenté comme une version de ce qui aurait pu avoir lieu, étant entendu […] que l’état de choses de la fiction n’est pas celui de la réalité. La démarche induite par les fictions contrefactuelles peut être qualifiée d’évaluative et de comparative, puisqu’elle mesure l’écart entre des mondes. »3
Miroir ou oracle ?
Camille Flammarion, La fin du monde, p. 339 - l'astre s'approchant de la TerreÀ la fois genre littéraire et échantillon d’un imaginaire social, le récit dystopique est éminemment idéologique. Pourtant, ce sont moins les innovations techniques et politiques elles-mêmes, que les spéculations, les craintes et les tabous dont elles sont porteuses qui font l’objet de ces fictions. Aussi convient-il de ne pas surfaire l’aspect normatif de réussite ou d’échec du monde représenté pour mieux étudier ces productions comme les résultats d’un certain discours social. En outre, on ne peut s’en tenir au seul recensement des thématiques traitées (guerres, régimes dictatoriaux, expérience concentrationnaire, menace atomique, asservissement de l’homme à la machine, surconsommation, surpopulation, etc.), qui n’engagent pas l’ensemble du dispositif générique. Des dominantes apparaissent, certes, qu’il faut se garder d’aligner chronologiquement comme autant d’étapes d’une évolution téléologique qui verrait les « utopies politiques », dans l’attente d’un régime égalitaire essentiellement collectiviste, faire place aux « utopies industrialistes » réfléchissant à la question sociale et à l’établissement du salariat, avant de laisser proliférer les « utopies écologistes » préoccupées par les déséquilibres écosystémiques et les nouveaux modes de production énergétique4.
La dystopie est nécessairement indexée sur un imaginaire en constante mutation, dans lequel les cristallisations sur le conflit mondial, la menace atomique, la guerre froide, l’offensive bactériologique et le péril écologique ne sont pas anodines. Pourtant, la temporalité interne du genre ne répond pas exclusivement à des paramètres externes. Et surimposer une datation thématique à une évolution générique pourrait faire perdre de vue la spécificité du retravail littéraire de ces thématiques, au risque d’occulter ce qui fait précisément la dimension créative et supplétive de la littérature, capable d’esquisser, d’anticiper, de remettre en question ou de proposer des alternatives à propos de sujets qui n’ont pas encore été traités ouvertement, ni sous cette forme, dans le domaine public. Un parcours dans sept romans représentatifs de la veine dystopique francophone axée sur la fin du (d’un) monde permet de rendre compte des possibles littéraires et du potentiel imaginaire manifestés par cette production.
1 Bozzetto Roger, L’obscur objet d’un savoir. Fantastique et science-fiction : deux littératures de l’imaginaire, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1992, p. 9.
2 Comme l’indique Faye Éric, Dans les laboratoires du pire. Totalitarisme et fiction littéraire, Paris, José Corti, 1993, p. 86.
3 Lavocat Françoise, « Les genres de la fiction. État des lieux et propositions », dans La Théorie littéraire des mondes possibles, Paris, Éditions du C.N.R.S., 2010, pp. 30-31.
4 Selon la typologie proposée par Thierry Paquot, Utopies et utopistes, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2007, pp. 31-32. Sans dissocier utopie et dystopie ni faire la distinction entre fiction et texte d’idées, l’auteur situe dans la première catégorie les textes de Voltaire, Diderot, Restif de La Bretonne, Campanella, Antonio de Guevara et Fontenelle ; dans la seconde ceux de Owen, Fourier, Saint-Simon, Cabet, Wells, Huxley et Orwell ; dans la troisième ceux de Kropotkine, Barjavel et Callenbach notamment.