Dystopies de fin du monde - Une poétique littéraire du désastre

Variations sur la catastrophe

rosny aine

La Mort de la Terre(1910) de Rosny Aîné développe une réflexion d’ensemble sur la place de l’homme dans le cosmos et apporte une révision de la perspective anthropocentrique. Le regard surplombant sur l’existence humaine prend le parti de lui inculquer cette leçon de modestie forcée, orientée par les vues du darwinisme social : « Après trente mille ans de lutte, nos ancêtres comprirent que le minéral, vaincu pendant des millions d’années par la plante et la bête, prenait une revanche définitive. »5 Le récit ose la disparition complète de l’espèce humaine, étape finale d’un déclin qui intervient sur le très long terme après les « premiers siècles de l’ère radioactive »6. Targ, le protagoniste principal, fait partie du groupe des « Derniers Hommes » qui espère préserver la civilisation en la répandant sur le modèle du mythe adamite, ici revisité sous la forme d’une enclave familiale. Mais ces survivants sont frappés par une secousse sismique qui les ensevelit. Demeuré seul, Targ va se livrer par dépit aux ferromagnétaux, cette forme de vie parasite qui se nourrit des globules rouges humains et occasionne l’anémie mortelle. Déjà, la menace écologique est expérimentée sous la forme de la sécheresse, des tremblements de terre et de la raréfaction de l’atmosphère. La question démographique n’est pas en reste : pour faire face à une surpopulation ayant atteint les vingt-trois milliards d’individus, des lois strictes sont édictées pour les unions et les naissances, avant l’instauration de l’euthanasie destinée à réduire l’excédent humain que les réserves en nourriture ne suffiront pas à alimenter. La préoccupation pour les ressources énergétiques et leur gaspillage est elle aussi traitée, sur le mode du reproche adressé aux générations antérieures : « Cette masse disposait d’énergies démesurées. Elle les tirait des proto-atomes (comme nous le faisons encore, quoique imparfaitement, nous-mêmes) et ne s’inquiétait guère de la fuite des eaux, tellement elle avait perfectionné les artifices de la culture et de la nutrition. Même, elle se flattait de vivre prochainement de produits organiques élaborés par les chimistes. »7

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Les condamnés à mort(1921) de Claude Farrère est un roman centré sur la révolte anarchiste et ouvrière au sein de la Siturgic, ville industrielle du monopole américain. Les ouvriers protestent contre la concurrence déloyale que leur font les « machines-mains ». L’épisode se solde par la désintégration instantanée des ouvriers en rébellion, avec l’usage de la machine à rayonnement létal qui dissout la matière, la réduisant à un véritable « cimetière simplifié ». Dans cette démonstration explicite de l’application des lois du darwinisme à la classe prolétarienne devenue superflue, la condition ouvrière est fortement déconsidérée : « Messieurs, si les ouvriers manuels d’aujourd’hui ne peuvent s’adapter à leur siècle, c’est tant pis pour eux ; mais nous-mêmes n’y pouvons rien : au-dessus de nous comme au-dessus d’eux plane la loi de sélection, et il ne dépend ni d’eux, ni de nous, de n’être pas régis par elle. Quiconque ne s’adapte pas à son époque, son époque le condamne à mort. »8 Le roman revisite singulièrement le chronotope insulaire, avec l’« Île Inventée » et l’« Île Ingénue » dans lesquelles vivent deux populations d’ouvriers qui ne communiquent pas. Leur opposition dichotomique persistante semble même préfigurer le Rideau de fer : « Trois tunnels seulement reliaient les Blocs de l’Est aux Blocs de l’Ouest, le plus court d’au moins deux milles de long. Et quoique l’administration eût établi entre les deux rives un service gratuit de cars électriques, les ouvriers de l’Est et les ouvriers de l’Ouest ne se fréquentaient guère les uns les autres. »9

  L’agonie de la terre(1922) d’Octave Joncquel et Théo Varlet fait suite à un premier volume des mêmes auteurs, intitulé Les titans du ciel. Dans un registre fantastique non dénué d’ésotérisme, le roman relate la colonisation de la Terre par la population de Mars, ce qui produit une civilisation hybride de « Terromartiens » par désincarnations forcées des Terriens et vols de corps humains. Le spectacle des forces guerrières à l’échelle sidérale livre le portrait d’une civilisation asservie, dans un paysage industriel en chantier, avec des « habitations-phalanstères », des « usines trépidantes » et des « wagons-bolides lumineux filant de toutes parts »10. Sous la pression destructrice des envahisseurs martiens, qui sont en quête de l’énergie du « solar » et se livrent à une « application aveugle et outrancière du machinisme »11, on assiste à la disparition d’une civilisation, dont il ne reste guère que quelques « Hordes de l’Ancien Continent », des « peuples ensauvagés par la grande panique des Torpilles et des Obus de rupture et par la contagion ultérieure des Instincts animaux »12. Le récit se termine toutefois sur une note positive, le narrateur ayant réussi par ruse à convaincre les Terromartiens de quitter la planète.
allorge Le grand cataclysme(1922) d’Henri Allorge raconte, en l’an 9.978 de notre ère, la situation post-apocalyptique de Kentropol, nouvelle agglomération située sur l’ancien territoire de la Tunisie suite à des cataclysmes ayant détruit Berlin, Paris, Rome, Venise, Florence, Naples et Londres en 8.96013. Il s’agit d’une civilisation d’élite regroupant savants et scientifiques capables de communiquer avec les autres planètes. Mais cette société supérieure sur le plan technologique fait l’objet d’un portrait sans concession montrant toutes ses limitations, ses erreurs et ses carences autour de la notion de sentiment. Elle est par ailleurs contrainte à la régression suite à la privation d’électricité et de matières premières gâchées de manière irresponsable. Kentropol aura surtout à affronter son rustre homologue Hérakloupol, état métallurgiste et policier régi par le « Service de la Sûreté ». La guerre prend la forme d’une attaque gazeuse et magnétique qui fait périr la totalité de la population du globe à l’exception d’un petit groupe qui formera le village de Néokentropol. Les quelques colons reviennent à la simplicité essentielle de la terre nourricière, et les phases de l’Histoire cyclique peuvent reprendre : chasse, cueillette, domestication des animaux, culture des champs.
mosselli La fin d’Illa(1925) de José Moselli reprend le topos du manuscrit trouvé et revisite le mythe de l’Atlantide dans le Pacifique, avec l’histoire d’Illa, ville à la civilisation très avancée détruite par la dictature de Rair. Le pouvoir est littéralement sanguinaire, puisqu’il consomme du sang humain fourni par les machines à sang destinées à allonger l’espérance de vie de quelques dirigeants au détriment d’une partie de la population sacrifiée. La guerre éclate entre Illiens et Nouriens, engendrant des scènes violentes de massacre et de destruction. À la tête de la révolte pour la liberté et la justice, le guerrier Xié décide de porter la « pierre-zéro » à la température nécessaire pour provoquer l’explosion qui rayera l’île de la carte. La destruction est non seulement totale, mais à rebondissements, puisqu’un fragment de la « pierre-zéro » retrouvé en même temps que le manuscrit des mémoires de Xié engendre dans le futur l’explosion de San Francisco.
 agonieglobe L’agonie du globe(1935) de Jacques Spitz situe en 1946 l’histoire du « grand drame géologique »14 de la Terre qui prend comme point de départ les pluies diluviennes, la perturbation des saisons et une série de catastrophes climatiques mondiales. L’histoire balaie plusieurs décennies jusqu’à 1960, date annoncée de la fin du monde par collision de la Terre avec la Lune. La planète s’en trouve scindée en deux parties suivant l’axe de l’équateur, phénomène astronomique entraînant une dérive spatiale des hémisphères, qui incarnent l’Ancien et le Nouveau Monde, signant ainsi non la fin du monde mais celle du Nouveau Monde. Parmi les problèmes pratiques et éthiques qui en découlent figurent ceux de l’émigration clandestine et les revendications territoriales pour les îles flottantes entre les deux parties de la Terre. Si ces catastrophes, présentées comme des cataclysmes naturels dont l’homme n’est pas responsable, n’orientent pas l’avertissement climatique vers l’écofiction, elles mettent cependant en exergue les rapports tendus entre nations et retraduisent les multiples imaginaires de la survie.
 resteun S’il n’en reste qu’un(1946) de Christophe Paulin commence par une « belle soirée du 19 mai 1957 »15, rue Pierre Curie à Paris. Claude, savant de formation et d’héritage mais écrivain d’inspiration, veut s’isoler pour écrire et trouve refuge dans une chambre de plomb récemment mise au point par des scientifiques dans les bâtiments où il travaille. En manque d’inspiration, il s’endort sur place. À son réveil, la destruction est effective : un fou qui annonçait la fin du monde a mis ses menaces à exécution à l’aide d’une machine dont l’onde désintégrante ne laisse des êtres vivants que l’enveloppe de peau, les dents et la pilosité. Le survivant organise sa vie de solitaire forcé avant de rencontrer Diane, issue de la descendance d’une scientifique américaine qui a elle aussi survécu et s’est reproduite par parthénogénèse. L’union de Claude et Diane engendre deux importantes lignées qui, les générations passant, finissent par se rencontrer. Centré sur l’évolution de cette humanité post-apocalyptique, le roman pose la question des moyens et des acteurs de la reconstruction. Il instaure une vision cyclique de l’Histoire, avec un passage par les divers « âges » de l’humanité, occasion de montrer des hommes limités et irresponsables qui vont revivre les stades d’évolution vers la civilisation.

 




5
Paris, Édition Denoël, coll. « Présence du Futur », 25, 1983, p. 139.
6
Ibid., p. 136.
7
Ibid.,
p. 137.
8
Paris, Ernest Flammarion, 1921, p. 62.
9
Ibid., pp. 91-92.
10
Amiens, Librairie Edgar Malfère, 1922, p. 26.
11
Ibid., p. 27.
12
Ibid., p. 33.
13
Paris, Crès & Cie, 1922, p. 28.
14
Paris, Gallimard-NRF, 1935, p. 73.
15
Paris, Éditions Self, 1946.

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