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Impact de l'image dans la recherche scientifique

17 janvier 2013
Impact de l'image dans la recherche scientifique

Maria Giulia Dondero et Jacques Fontenille viennent de publier Des images à problèmes. Le sens du visuel à l'épreuve de l'image scientifique, qui se veut en même temps un ouvrage de recherches en sémiotique et une exploration dans le domaine des pratiques scientifiques et épistémologiques contemporaines1.  Les sémioticiens y trouveront des nouvelles propositions sur la théorie de l’énonciation –  entre génèse et générativité –  ainsi que sur les différents niveaux de pertinence sémiotique et sur la hiérarchisation des différents plans d’immanence (notamment la textualité et la pratique). Les scientifiques et les épistémologues des sciences y trouveront par contre une description du cheminement allant du questionnement sur un nouvel objet de recherches à sa stabilisation en objet scientifique tout court. Ce cheminement est décrit selon trois perspectives : la relation entre technologie et visualisation, la relation entre les genres discursifs de la recherche expérimentale et les différents degrés de la vulgarisation, la relation entre image et mathématisation. Les auteurs présentent ici un rapide aperçu de leurs recherches.

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L’ouvrage commence en fait par l’étude de la production d’un référent scientifique dans le cadre de différentes disciplines et de leurs technologies (première partie), se poursuit par l’examen des dispositifs visuels exploités par différents genres relevant de la littérature scientifique prenant en compte les compétences supposées du lecteur (deuxième partie) ; enfin la question cruciale de la schématisation et de la mathématisation est abordée pour contribuer à l’étude de l’efficacité de la schématisation généralement et du diagramme en particulier dans le processus du raisonnement (troisième partie).

Dans les trois parties composant l’ouvrage, les auteurs se consacrent également à une réflexion sur les rapports entre stratégie didactique, réception esthétique et images artistiques afin d’explorer les influences mutuelles entre le monde des arts et le monde des sciences issues de la collaboration entre scientifiques, informaticiens, ingénieurs de recherche et artistes.

« Le numérique au service de la santé », Pictures of the future, Munich, Siemens, Automne-hiver 2004-2005, p. 34.
Image courtesy of The Athinoula A. Martinos Center for Biomedical Imaging/www.martinos.org / R. Wang, T. Benner

 

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Un exemple de vue d’artiste montrant deux étoiles en interaction. © NASA

 

Entre textualité et pratique : la théorie de l’énonciation révisitée

 Du côté de la sémiotique visuelle, l’image scientifique offre un nouveau champ d’investigation en posant une question apparemment banale, mais qui débouche néanmoins sur une problématique complexe : celle de la construction des modalités d’observation, notamment sur le fond d’une hypothèse depuis longtemps formulée par la tradition herméneutique, à savoir qu’en position d’interprétation, l’observateur s’efforce d’une manière ou d’une autre, volontairement ou pas, par système ou par errance et tâtonnement, de retrouver les conditions, le cheminement ou le modus operandi de la production sémiotique, ici de la production de l’image, ou « visualisation ». À ce sujet, il s’est avéré nécessaire de reformuler un certain nombre de concepts, et notamment celui d’énonciation, dont la longue histoire au sein de la linguistique et de la sémiotique n’a que rarement fait face à la question du modus operandi. Et de ce fait, l’énonciation visuelle, redéfinie comme « exploration » et non seulement comme « observation », change de niveau de pertinence, et passe du niveau de pertinence du texte visuel à celui de la pratique de visualisation. En d’autres termes, l’image scientifique n’est pas considérée pour elle-même, dans les limites d’un texte figuratif et plastique, qui se donnerait à saisir comme un ensemble signifiant fini et clos et susceptible de recevoir une interprétation globale, mais intégrée à un plan d’immanence et d’analyse de niveau supérieur : celui d’un parcours pratique dont les segments sont saisissables mais dont la totalité échappe toujours.

Les deux auteurs défendent, pour étudier le domaine scientifique, la non séparation de deux approches, celle « textuelle » et celle « pratique » : et cela puisqu’il est très rare qu’une image scientifique se suffise à elle-même ; certes, c’est bien souvent ainsi qu’elle est présentée dans les médias et dans les documents de vulgarisation : isolée, illustrative, et donc textualisée. Mais dans la plupart des autres usages, les images scientifiques fonctionnent par séries, et même par séries ouvertes ; ces séries visualisent soit l’évolution de paramètres bien circonscrits, soit différents modes de visualisation d’un même phénomène ; ces séries sont même le plus souvent fortement structurées en séquences, et cette organisation interne des séries d’images doit se comprendre à la fois comme un processus rhétorique participant à l’orientation argumentative globale du document où elles figurent, et comme la manifestation visuelle des transformations du dispositif expérimental, manipulé à des fins de démonstration.

De fait, l’ouvrage emprunte une voie médiane entre l’analyse sémiotique classique des images et le travail ethnographique des sciences en train de se faire : la réflexion se penche non pas sur l’analyse des images, mais sur la prise en compte des objectifs d’une recherche scientifique qui utilise des images pour son déploiement.

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Résultat d’une modélisation (en haut) comparé aux observations réelles (en bas) © De Becker & P. Tuthill

L’analyse de la pratique de production et d’interprétation fait qu’on ne puisse plus réduire l’énonciation visuelle à la construction d’une position d’observation comme les sémioticiens l’ont toujours fait avec l’image de statut artistique. Avec l’image scientifique, le partage d’un même champ de présence de nature phénoménologique, entre l’interprète et l’observateur en question, qui fonde la possibilité d’une référentialisation au sens de l’expérience perceptive quotidienne, est sans cesse remis en cause. Le reférentiel qui se prête à l’identification d’une position d’observation et à un point de vue dit d’« observation » n’est pas le seul à l’œuvre : l’analyse du processus d’énonciation, de la production à la réception et à l’interprétation, doit prendre en compte d’autres substances de manifestation que celle visuelle, ainsi que leur transduction progressive.  La recherche d’une énonciation qui puisse expliquer la variété de ces référentiels (des matières et des énergies) a comme objectif de reconstruire la séquence pratique de l’acte qui conduit, dans le cas de l’image, d’une expérience immanente (ce qui n’est pas encore vu, ce qui peut être vu, ce qui est destiné à être vu, etc.), que nous avons nommé le visible, à une manifestation visuelle, que nous avons nommé le visuel. Le visible est la phase ab quo, et le visuel, la phase ad quem : le visible ouvre un champ très divers d’états virtuels et potentiels, depuis une immanence très éloignée de la figurativité, jusqu’à des formes de prévisualisation mentales antérieures à la production de l’image elle-même. Cette approche qui s’étend à l’étude d’un monde physique de matières et énergies (le visible) avant qu’elles ne se traduisent dans des visualisations (le visuel) permet de traiter tout ce qui est invisible dans la perception quotidienne comme des différents degrés de présence virtuels ou potentiel du visuel.

Les exemples étudiés, provenant notamment de l’imagerie médicale, problématisent le manque de référentiel de lecture et d’apprentissage fondés sur l’expérience perceptive quotidienne : la dissymétrie entre ces deux positions énonciatives (le producteur spécialisé et le lecteur non averti) se traduit inéluctablement par une opacité du dispositif de l’image, une opacité qui nous oblige notamment à nous interroger à la fois sur le rôle des connaissances préalables portant sur le processus de production, et sur les raisons pour lesquelles, dans la plupart des traditions iconologiques et sémiotiques, ce rôle est forclos, ou considéré comme transparent et non pertinent.

Ce problème concernant les différentes compétences en jeu dans le domaine des sciences et de leur vulgarisation permet aussi d’avancer sur une question qui devrait retenir l’attention des scientifiques eux-mêmes : comment transformer les données recueillies et ajuster les chaînes des transductions entre substances de manifestation différentes pour aboutir enfin à une visualisation adéquate, qui puisse servir de témoignage, de point de départ ou de validation d’une recherche ? Mais aussi, comment faire en sorte que la mémoire de cette chaîne de transduction reste accessible, voire mobilisable par l’interprète, soit pour compenser un éventuel manque de compétence, soit pour lui offrir au contraire une « prise » pour des vérifications expertes, voire pour des contre-expériences et des falsifications de l’image ?

Cognition et expérimentation

On reconnaît aux images scientifiques deux fonctions pratiques : une fonction cognitive spécifique et une fonction expérimentale. Elles ont une fonction cognitive en ce sens qu’elles permettent de mieux connaître ce dont elles sont la représentation ou la trace mais on pourrait objecter que cette fonction n’est pas une caractéristique exclusive de l’image scientifique : en fait, c’est aussi le cas d’une photographie exploitée au cours d’une enquête, qui délivre des informations pouvant conduire peu à peu à ce dont elles sont l’indice. La différence concernant une image exploitée par des investigations policières, documentaires ou juridiques est que son référent appartient au monde commun de la perception, et il est par conséquent identifiable indépendamment de l’image. En revanche, dans la pratique scientifique contemporaine, l’image et l’imagerie sont censées manifester ce qu’on ne connaît pas nécessairement avant la visualisation, et par conséquent le façonnement en image y est en même temps celui de l’objet à connaître. La fonction cognitive de l’image scientifique est donc principalement prospective et, en quelque manière, prédictive. Et c’est justement à ce point que la fonction cognitive rencontre la fonction expérimentale : l’image scientifique peut être considérée non seulement comme une instance de production d’objets qui n’étaient pas connus auparavant, en tant que composition de données façonnant un objet, mais aussi et surtout comme un support de travail, comme une instance pouvant opérer et accueillir des manipulations, des décompositions et recompositions, une instance qui met à l’épreuve les différents agencements possibles des données, et grâce à laquelle on peut tester leur stabilité.

C’est ce que nous avons appelé, dans une terminologie d’inspiration peircienne et goodmanienne, le fonctionnement « diagrammatique » de l’image scientifique ; ce fontionnement diagrammatique, en effet, n’est autre que la capacité de la chaîne de visualisation, et de la visualisation finale elle-même, à mettre à l’épreuve les résultats de différentes explorations ; en bref, une propriété qui s’apparente à l’expérience de pensée. Ce qui caractérise à l’origine le fonctionnement diagrammatique en mathématiques peut être résumé ainsi : les manipulations portant sur une visualisation donnée peuvent faire ressortir différentes formes de relations (entre paramètres en jeu, entre valeurs, etc.) qui se donnent comme à la fois nécessaires et en même temps créatrices d’un nouveau savoir. Ce dernier point permet non seulement de considérer les sciences mathématiques en tant que sciences expérimentales mais aussi de revaloriser la perception visuelle, et même éventuellement la gestualité graphique, dans la perspective historique de leur processus de développement.

En outre, des images photographiques composites ou d’autres types de composition visuelles et textuelles peuvent être des supports d’opérations expérimentales, et même, finalement, participer à construire une démonstration à l’instar de la démonstration mathématique.

Le moment expérimental est finalement l’étape la plus complexe dans la pratique scientifique, dans la mesure où c’est celui des manipulations interrogatives, de la mise à l’épreuve et de la recherche de quelque forme visuelle qui puisse être en même temps « fidèle » à des protocoles d’instauration, révélatrice et perceptivement efficace. Mais si tout au long de notre étude nous avons affirmé à plusieurs reprises que l’image est un laboratoire et que le fonctionnement diagrammatique de la visualisation scientifique peut être un ressort pour la production de nouveaux objets de connaissance, ce n’est pas pour autant que cet ouvrage vise à circonscrire définitivement une définition de l’image scientifique. L’ambition est au contraire de démultiplier les clés interprétatives en proposant des séries de définitions et d’approches, au fur et à mesure de la découverte des problèmes spécifiques rencontrés dans tel type d’image, sous telle condition et sous tel point de vue. La diversité et l’hétérogénéité même des différents corpus visuels, ainsi que des différents genres discursifs et pratiques des disciplines qui produisent des images, suffisent à cette démultiplication : des mathématiques aux sciences de la vie, de l’astronomie à la didactique, de l’imagerie médicale à la photographie expérimentale. Les distinctions entre types d’image et de visualisation qu’on rencontre au fil des pages (par exemple : image-texture, image-énergie, image-concept, image-profil) sont rarement généralisables, et ne demandent pas à l’être, car elles ont comme objectif l’inter-définition locale, selon la problématique abordée, des actes que l’image accomplit, et elles ne sont alors que des caractérisations ad hoc de leurs conduites.

La question qui a principalement occupé le terrain tout au long de cette recherche a été : « quel est le rôle et l’impact de l’image dans la recherche scientifique ? », et non, comme on pourrait l’attendre de la part de sémioticiens, « que signifie l’image scientifique ? ». De fait, c’est à travers la visualisation que des forces prennent corps, ou que des corps sont défaits, diffractés, et ré-articulés en propriétés pour être analysés ; certes, la vulgarisation cherche à construire et visualiser des corps-objets unifiés et provisoirement « iconiques », mais en revanche, la véritable pratique expérimentale n’a de cesse de démonter, décomposer et recomposer ce qui apparaît d’abord comme un objet tout fait, pour le (re)mettre en circulation au sein du réseau des hypothèses scientifiques, et sous d’autres substances.

 

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Courbes vues d’un observateur à 10° en dessous du plan du disque d’accrétion, courbes du flux constant en unités de Fsmax, vues d’un observateur à 30° et à 10° en dessous du plan du disque d’accrétion (« Image of a Spherical Black Hole with Thin Ac-cretion Disk », Astronomy and Astrophysics n° 75, 1979, pp. 228-235.). Images reproduites avec l’autorisation de l’auteur.

 

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Apparence lointaine d’un trou noir sphérique entouré d’un disque d’accrétion. Photographie virtuelle d’un trou noir, calculée en 1978 sur ordinateur (« Image of a Spherical Black Hole with Thin Ac-cretion Disk », Astronomy and Astrophysics n° 75, 1979, pp. 228-235.). Image reproduite avec l’autorisation de l’auteur.

 

Maria Giulia Dondero et Jacques Fontanille
Janvier 2013

 

crayongris2Maria Giulia Dondero est chercheure qualifiée FNRS et enseigne la sémiotique visuelle à l'ULg. Elle est co-fondatrice et coordinatrice générale de la revue de sémiotique, Signata Annales des sémiotiques/Annals of Semiotics (PULg-SH).  

Voir son parcours chercheur sur Reflexions

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Jacques Fontanille enseigne la sémiotique à l'Université de Limoges/Institut Universitaire de France.

 

Lire le compte rendu de l'ouvrage par Catherine Allamel-Raffin


 

1 Cet  ouvrage a pris forme au cours des échanges et des travaux du programme IDiViS (Image et Dispositifs de Visualisation Scientifique), piloté par le Centre de Recherches Sémiotiques de l’Université de Limoges, et financé par l’Agence Nationale pour la Recherche, de 2008 à 2010.

 

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Présentation de
Des images à problèmes. Le sens du visuel à l’épreuve de l’image scientifique,
Maria Giulia Dondero et Jacques Fontanille, Pulim, 2012.


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