Impact de l'image dans la recherche scientifique

L’analyse de la pratique de production et d’interprétation fait qu’on ne puisse plus réduire l’énonciation visuelle à la construction d’une position d’observation comme les sémioticiens l’ont toujours fait avec l’image de statut artistique. Avec l’image scientifique, le partage d’un même champ de présence de nature phénoménologique, entre l’interprète et l’observateur en question, qui fonde la possibilité d’une référentialisation au sens de l’expérience perceptive quotidienne, est sans cesse remis en cause. Le reférentiel qui se prête à l’identification d’une position d’observation et à un point de vue dit d’« observation » n’est pas le seul à l’œuvre : l’analyse du processus d’énonciation, de la production à la réception et à l’interprétation, doit prendre en compte d’autres substances de manifestation que celle visuelle, ainsi que leur transduction progressive.  La recherche d’une énonciation qui puisse expliquer la variété de ces référentiels (des matières et des énergies) a comme objectif de reconstruire la séquence pratique de l’acte qui conduit, dans le cas de l’image, d’une expérience immanente (ce qui n’est pas encore vu, ce qui peut être vu, ce qui est destiné à être vu, etc.), que nous avons nommé le visible, à une manifestation visuelle, que nous avons nommé le visuel. Le visible est la phase ab quo, et le visuel, la phase ad quem : le visible ouvre un champ très divers d’états virtuels et potentiels, depuis une immanence très éloignée de la figurativité, jusqu’à des formes de prévisualisation mentales antérieures à la production de l’image elle-même. Cette approche qui s’étend à l’étude d’un monde physique de matières et énergies (le visible) avant qu’elles ne se traduisent dans des visualisations (le visuel) permet de traiter tout ce qui est invisible dans la perception quotidienne comme des différents degrés de présence virtuels ou potentiel du visuel.

Les exemples étudiés, provenant notamment de l’imagerie médicale, problématisent le manque de référentiel de lecture et d’apprentissage fondés sur l’expérience perceptive quotidienne : la dissymétrie entre ces deux positions énonciatives (le producteur spécialisé et le lecteur non averti) se traduit inéluctablement par une opacité du dispositif de l’image, une opacité qui nous oblige notamment à nous interroger à la fois sur le rôle des connaissances préalables portant sur le processus de production, et sur les raisons pour lesquelles, dans la plupart des traditions iconologiques et sémiotiques, ce rôle est forclos, ou considéré comme transparent et non pertinent.

Ce problème concernant les différentes compétences en jeu dans le domaine des sciences et de leur vulgarisation permet aussi d’avancer sur une question qui devrait retenir l’attention des scientifiques eux-mêmes : comment transformer les données recueillies et ajuster les chaînes des transductions entre substances de manifestation différentes pour aboutir enfin à une visualisation adéquate, qui puisse servir de témoignage, de point de départ ou de validation d’une recherche ? Mais aussi, comment faire en sorte que la mémoire de cette chaîne de transduction reste accessible, voire mobilisable par l’interprète, soit pour compenser un éventuel manque de compétence, soit pour lui offrir au contraire une « prise » pour des vérifications expertes, voire pour des contre-expériences et des falsifications de l’image ?

Cognition et expérimentation

On reconnaît aux images scientifiques deux fonctions pratiques : une fonction cognitive spécifique et une fonction expérimentale. Elles ont une fonction cognitive en ce sens qu’elles permettent de mieux connaître ce dont elles sont la représentation ou la trace mais on pourrait objecter que cette fonction n’est pas une caractéristique exclusive de l’image scientifique : en fait, c’est aussi le cas d’une photographie exploitée au cours d’une enquête, qui délivre des informations pouvant conduire peu à peu à ce dont elles sont l’indice. La différence concernant une image exploitée par des investigations policières, documentaires ou juridiques est que son référent appartient au monde commun de la perception, et il est par conséquent identifiable indépendamment de l’image. En revanche, dans la pratique scientifique contemporaine, l’image et l’imagerie sont censées manifester ce qu’on ne connaît pas nécessairement avant la visualisation, et par conséquent le façonnement en image y est en même temps celui de l’objet à connaître. La fonction cognitive de l’image scientifique est donc principalement prospective et, en quelque manière, prédictive. Et c’est justement à ce point que la fonction cognitive rencontre la fonction expérimentale : l’image scientifique peut être considérée non seulement comme une instance de production d’objets qui n’étaient pas connus auparavant, en tant que composition de données façonnant un objet, mais aussi et surtout comme un support de travail, comme une instance pouvant opérer et accueillir des manipulations, des décompositions et recompositions, une instance qui met à l’épreuve les différents agencements possibles des données, et grâce à laquelle on peut tester leur stabilité.

C’est ce que nous avons appelé, dans une terminologie d’inspiration peircienne et goodmanienne, le fonctionnement « diagrammatique » de l’image scientifique ; ce fontionnement diagrammatique, en effet, n’est autre que la capacité de la chaîne de visualisation, et de la visualisation finale elle-même, à mettre à l’épreuve les résultats de différentes explorations ; en bref, une propriété qui s’apparente à l’expérience de pensée. Ce qui caractérise à l’origine le fonctionnement diagrammatique en mathématiques peut être résumé ainsi : les manipulations portant sur une visualisation donnée peuvent faire ressortir différentes formes de relations (entre paramètres en jeu, entre valeurs, etc.) qui se donnent comme à la fois nécessaires et en même temps créatrices d’un nouveau savoir. Ce dernier point permet non seulement de considérer les sciences mathématiques en tant que sciences expérimentales mais aussi de revaloriser la perception visuelle, et même éventuellement la gestualité graphique, dans la perspective historique de leur processus de développement.

En outre, des images photographiques composites ou d’autres types de composition visuelles et textuelles peuvent être des supports d’opérations expérimentales, et même, finalement, participer à construire une démonstration à l’instar de la démonstration mathématique.

Le moment expérimental est finalement l’étape la plus complexe dans la pratique scientifique, dans la mesure où c’est celui des manipulations interrogatives, de la mise à l’épreuve et de la recherche de quelque forme visuelle qui puisse être en même temps « fidèle » à des protocoles d’instauration, révélatrice et perceptivement efficace. Mais si tout au long de notre étude nous avons affirmé à plusieurs reprises que l’image est un laboratoire et que le fonctionnement diagrammatique de la visualisation scientifique peut être un ressort pour la production de nouveaux objets de connaissance, ce n’est pas pour autant que cet ouvrage vise à circonscrire définitivement une définition de l’image scientifique. L’ambition est au contraire de démultiplier les clés interprétatives en proposant des séries de définitions et d’approches, au fur et à mesure de la découverte des problèmes spécifiques rencontrés dans tel type d’image, sous telle condition et sous tel point de vue. La diversité et l’hétérogénéité même des différents corpus visuels, ainsi que des différents genres discursifs et pratiques des disciplines qui produisent des images, suffisent à cette démultiplication : des mathématiques aux sciences de la vie, de l’astronomie à la didactique, de l’imagerie médicale à la photographie expérimentale. Les distinctions entre types d’image et de visualisation qu’on rencontre au fil des pages (par exemple : image-texture, image-énergie, image-concept, image-profil) sont rarement généralisables, et ne demandent pas à l’être, car elles ont comme objectif l’inter-définition locale, selon la problématique abordée, des actes que l’image accomplit, et elles ne sont alors que des caractérisations ad hoc de leurs conduites.

La question qui a principalement occupé le terrain tout au long de cette recherche a été : « quel est le rôle et l’impact de l’image dans la recherche scientifique ? », et non, comme on pourrait l’attendre de la part de sémioticiens, « que signifie l’image scientifique ? ». De fait, c’est à travers la visualisation que des forces prennent corps, ou que des corps sont défaits, diffractés, et ré-articulés en propriétés pour être analysés ; certes, la vulgarisation cherche à construire et visualiser des corps-objets unifiés et provisoirement « iconiques », mais en revanche, la véritable pratique expérimentale n’a de cesse de démonter, décomposer et recomposer ce qui apparaît d’abord comme un objet tout fait, pour le (re)mettre en circulation au sein du réseau des hypothèses scientifiques, et sous d’autres substances.

 

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Courbes vues d’un observateur à 10° en dessous du plan du disque d’accrétion, courbes du flux constant en unités de Fsmax, vues d’un observateur à 30° et à 10° en dessous du plan du disque d’accrétion (« Image of a Spherical Black Hole with Thin Ac-cretion Disk », Astronomy and Astrophysics n° 75, 1979, pp. 228-235.). Images reproduites avec l’autorisation de l’auteur.

 

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Apparence lointaine d’un trou noir sphérique entouré d’un disque d’accrétion. Photographie virtuelle d’un trou noir, calculée en 1978 sur ordinateur (« Image of a Spherical Black Hole with Thin Ac-cretion Disk », Astronomy and Astrophysics n° 75, 1979, pp. 228-235.). Image reproduite avec l’autorisation de l’auteur.

 

Maria Giulia Dondero et Jacques Fontanille
Janvier 2013

 

crayongris2Maria Giulia Dondero est chercheure qualifiée FNRS et enseigne la sémiotique visuelle à l'ULg. Elle est co-fondatrice et coordinatrice générale de la revue de sémiotique, Signata Annales des sémiotiques/Annals of Semiotics (PULg-SH).  

Voir son parcours chercheur sur Reflexions

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Jacques Fontanille enseigne la sémiotique à l'Université de Limoges/Institut Universitaire de France.

 

Lire le compte rendu de l'ouvrage par Catherine Allamel-Raffin


 

1 Cet  ouvrage a pris forme au cours des échanges et des travaux du programme IDiViS (Image et Dispositifs de Visualisation Scientifique), piloté par le Centre de Recherches Sémiotiques de l’Université de Limoges, et financé par l’Agence Nationale pour la Recherche, de 2008 à 2010.

 

imagesscImpact de l’image dans la recherche scientifique
Présentation de
Des images à problèmes. Le sens du visuel à l’épreuve de l’image scientifique,
Maria Giulia Dondero et Jacques Fontanille, Pulim, 2012.

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