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Le bonheur de se laisser berner par Pommerat

12 November 2012
Le bonheur de se laisser berner par Pommerat

Chaque œuvre de Pommerat  remporte un immense succès auprès du public et de la critique. La fascination exercée par les pièces de l'auteru-metteur en scène français sur son public s’explique en partie par l’aboutissement de leur forme et leur aspect prodigieux. Il se dégage en effet de ces spectacles quelque chose de profondément magique.

pinocchioLe succès des pièces de Joël Pommerat est souvent attribué au caractère « universel » de leurs thématiques. Au gré des spectacles du metteur en scène se déclinent de larges problématiques comme les conflits générationnels et familiaux, les problèmes de communication entre les individus, les relations conflictuelles dans ce qu’elles ont parfois de plus violent. Chez l’auteur-metteur en scène, la parole est souvent brutale, les mots cruels. Les personnages se heurtent et se blessent à coup de remarques incisives et de répliques impitoyables, au point que les spectacles prennent parfois des allures de véritables joutes verbales. Parmi ses pièces, Pommerat réécrit également certains contes populaires pour en dégager ces thématiques récurrentes. Que cela soit dans les spectacles Cendrillon ou Pinocchio, dans l’opéra Thanks to my eyes ou la pièce Ma chambre froide, les fils et filles affrontent leurs pères, les femmes se confrontent à leurs maris, les travailleurs offensent leurs collègues.

Pinocchio © Élisabeth Carrechio

Lorsqu’il assiste à un spectacle de Pommerat, le spectateur y reconnaît certains thèmes, des histoires et des symboles qui lui sont familiers, bien que ceux-ci soient largement retravaillés et revus par l’artiste. Cet aspect ne suffit pourtant pas – du moins à lui seul – à expliquer totalement le succès de l’œuvre théâtrale du metteur en scène. La forme des spectacles proposés participe également pour beaucoup à ce phénomène de fascination. Si les pièces de Pommerat charment spectateurs jeunes et moins jeunes, aguerris ou non, c’est certainement parce qu’il s’en dégage quelque chose de profondément magique.

 

Surprendre le public

02-23Pi224Au fil des années et au fur et à mesure de ses spectacles, Pommerat est en effet passé grand maître dans l’art de surprendre, manipuler et éblouir son public. On pourrait ainsi très certainement parler de ses spectacles en termes de trucages et d’illusions. Bien que ses pièces ne soient pas réductibles à cette simple dimension, on peut raisonnablement qualifier le travail de Pommerat de « spectacles à trucs », dont l’efficacité découle de l’inventivité et du savoir-faire du metteur en scène, du travail des comédiens mais également de la dextérité des techniciens.

Pinocchio © Élisabeth Carrechio

Les spectacles de Joël Pommerat s’ouvrent généralement sur un même rituel. Un technicien, une hôtesse, prend la parole pour instaurer une règle d’or, simple mais incontournable : tout au long de la pièce, l’obscurité sera de mise. Cette recommandation s’adresse à tous. Le temps de la représentation, le noir est ainsi proclamé grand roi. Aucun écran lumineux n’est toléré, tout comme il est impossible au spectateur de quitter son siège entre deux scènes. Car c’est à cet instant qu’ont lieu les changements de décors.

Les spectacles de Pommerat se caractérisent par une certaine discontinuité spatiale participant à l’élaboration de l’aspect onirique propre aux mises en scènes de l’artiste. Si les espaces créés réapparaissent régulièrement au cours d’un même spectacle, les scènes qui se succèdent appartiennent généralement à des espaces distincts. La fin d’une scène annonce ainsi la plupart du temps un changement de décor. Pommerat opte généralement pour des spectacles dynamiques où les scènes, relativement brèves, s’enchaînent à un rythme soutenu. Là où certains metteurs en scène font le choix de décors modulables construisant et déconstruisant l’espace scénique au fil de l’évolution du spectacle, ou d’autres encore préférant effectuer de plus larges transformations au moment de l’entracte ou lors de noirs à longueur variable, Joël Pommerat favorise des décors relativement sobres plus facilement convertibles. Ceux-ci sont en partie constitués par l’éclairage et ne semblent par ailleurs contenir que l’essentiel des éléments suffisant à signifier le lieu dans lequel se déroule la scène. Il convient de souligner le remarquable souci accordé à l’élaboration des décors sonores, participant également à la construction des différents espaces (hors champ ou non). Bien que relativement nombreux, les décors sont donc assez légers. Les changements réguliers s’effectuent à une vitesse fulgurante (quelques secondes à peine), dans une grande discrétion et dans l’obscurité la plus totale. Dans Ma chambre froide, ce manège dure plus de deux heures. Bluffé, le spectateur perçoit chaque nouvelle scène comme un tour de passe-passe, un émerveillement, une exaltation.

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Thanks to my eyes  © Élisabeth Carrechio

Dans l’ensemble des spectacles, c’est le même enchantement qui opère lors des changements de costumes. Campant parfois plusieurs rôles, les acteurs exécutent un travail remarquable pour passer d’un personnage à un autre. Si une telle transition suscite de subtiles modifications physiques et vocales, elle nécessite également dans les spectacles de Pommerat des changements de costumes. Il est ainsi fréquent qu’un comédien quitte une scène dans la peau d’un personnage pour réapparaître quelques instants après dans celle d’un nouveau. Un même protagoniste peut également subir des changements de costumes au sein d’une même scène. Ainsi, dans Cendrillon, la fée délirante doit s’y reprendre à plusieurs reprises avant de parvenir à effectuer avec succès le tour permettant de changer les haillons de la fillette en tenue de soirée. L’orpheline porte des accoutrements tous plus improbables les uns que les autres avant de bénéficier du costume adéquat. La comédienne ne dispose que d’un temps très bref pour effectuer ces changements qui ont lieu sur le plateau même, derrière un rideau.

cercles-fictions elisabeth-carecchio300D’une manière générale, dans ses spectacles, Joël Pommerat se joue de ses spectateurs. L’ensemble des éléments de la mise en scène est mobilisé pour tromper les sens du public. Dans Cercles/Fictions, suite à un échange avec Peter Brook, le metteur en scène et son scénographe (Éric Soyer) ont l’idée d’un nouveau dispositif scénique. Plutôt qu’un rapport frontal entre la scène et la salle, ils imaginent un agencement circulaire en gradins. La scène se trouvant désormais prisonnière dans une sorte d’arène, le point de vue du spectateur se voit démultiplié. La scénographie de Ma chambre froide repose sur ce même principe. Dans les deux spectacles, le dispositif circulaire est doublé d’un plateau tournant. La rotation est effectuée très lentement, de manière presque insensible et le spectateur ne s’aperçoit pas immédiatement du changement de configuration. Dans Cercles/Fictions, une scène de pluie est créée par le travail de l’éclairage joint à celui du son, constitue un autre bel exemple de leurre. L’illusion est parfaite.

Cercles/Fictions © Élisabeth Carrechio

Les spectacles de Joël Pommerat sont remarquables sur bien des plans. Parmi les nombreux plaisirs que le spectateur peut trouver et vivre au cours d’une représentation persiste le bonheur de se laisser berner. Après avoir vu un spectacle du metteur en scène, aucun spectateur ne pourra prétendre que la magie n’existe pas.

 

Lison Jousten
Novembre 2012


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