La cuisine grecque

Entre la cuisine babylonienne – et les tablettes cunéiformes – et la cuisine romaine incarnée par Apicius, auteur de l’ Art culinaire, deux mille ans se sont écoulés, sans nous laisser le moindre livre de cuisine.

Ces deux mille ans ne sont pourtant pas un désert gastronomique, loin de là ! En cuisine, comme dans de nombreux domaines, les Grecs sont à la base de notre culture. En fait, ils ont rédigé pas moins de 1500 livres de cuisine, mais pas un seul ne nous est parvenu ! Nous devons donc nous contenter d’autres sources, parfois fragmentaires, pour nous faire une idée de la cuisine des Grecs.

Une cuisine civilisée

Un principe fondamental régit le comportement alimentaire grec et romain : la cuisine est un indice de civilisation. C'est en domestiquant ce qu'on mange, en le consommant selon un rituel consacré et en le rendant conforme aux principes diététiques qu'on peut se considérer comme civilisé.

Le premier indice de civilisation est l’agriculture. Ainsi, comme les Babyloniens, les Grecs basent leur alimentation sur les céréales, et sur la galette en particulier. Comme ils mangent couchés et sans couverts, cette galette est très pratique pour « tremper dans la sauce ». Toujours comme les Babyloniens, ils privilégient le fromage ainsi que le bouquet d’ail, de poireau et d’oignon.

Banquet grecBanqueteurs couchés, début 4e siècle avant J.-C.

Mais la comparaison s’arrête là ! Si le triptyque alimentaire à Babylone est galette-beurre-bière, les Grecs rejettent le beurre en faveur de l’huile d’olive, et rejettent la bière en faveur du vin. Le triptyque méditerranéen est donc céréales-olives-vigne qui, après le travail de l’homme, devient galette ou bouillie-huile d’olive-vin et vinaigre. Ils complètent le tableau par les légumineuses et les légumes. Les Grecs mangent donc des produits essentiellement végétaux, cultivés et transformés par l’homme, donc civilisés, contrairement aux barbares qui prélèvent leur alimentation dans la nature et qui la consomment telle quelle.

Le deuxième indice de civilisation est la convivialité. On ne se réunit pas que pour manger, mais aussi pour se retrouver ensemble, pour vivre un rituel qui soude le groupe autour de la table. Cela n’empêche évidemment pas les Grecs de succomber aux somptueux plaisirs de la table. D’ailleurs, à partir des conquêtes d’Alexandre le Grand, qui atteint l’Indus en 326 avant J.-C., ils adoptent les fastes épulaires orientaux. Des divertissements de musique et de danse accompagnent le repas qui devient un véritable spectacle. Et dans cette civilisation davantage végétarienne, on ne dédaigne pas les volailles, le lièvre, le porc rôti servi entier et farci de grives, de becfigues et de vulves de truie. On mange encore du chevreau farci, du sanglier rôti à la broche – Obélix ne serait pas dépaysé en Grèce – ainsi que des poissons, de préférence de mer. Les abats sont considérés comme des mets de choix et le bœuf, animal de trait proche de l’homme, est frappé d’interdit. D’ailleurs, son abattage peut être puni aussi sévèrement qu’un homicide ! Un deuxième service comprend des pâtisseries, des fruits secs et des fruits frais. Le principe de base de notre repas est ainsi établi.

Comme en Orient, le tout est puissamment parfumé. On retrouve la sauce de poisson lacto-fermentée de nos tablettes cunéiformes sous le nom de garos, on retrouve les herbes telles que le cumin, l’hysope ou l’origan, et, bien entendu, on retrouve le miel. Ce miel qui, associé au vinaigre, donne la saveur aigre-douce, déjà connue en Orient et dont on n’a pas fini de parler ! Les Grecs adoptent également des produits exotiques : le poivre, qui ne nous quittera plus, et le laser, c’est-à-dire la gomme-résine de la Ferula asa foetida, qui fera un tabac jusqu’au Haut Moyen Âge avant de disparaître de la cuisine européenne.

Bien sûr, ces dérives somptueuses ne peuvent rester sans réaction. Déjà avant le règne d’Alexandre le Grand, un certain Archéstrate, à qui l’on devrait le terme « gastronomie », s’insurge contre les artifices de la cuisine. Il prône un retour à la simplicité, au goût naturel des ingrédients et au peu cuit. Il s’agit là, somme toute, des mêmes arguments invoqués par les cuisiniers français du 17e siècle en réaction à leurs prédécesseurs. Il s’agit des mêmes arguments invoqués par les cuisiniers français du 18e siècle en réaction à leurs prédécesseurs. Et il s’agit des mêmes arguments invoqués par les fondateurs de la cuisine nouvelle, au 20e siècle, en réaction à leurs prédécesseurs. Ce fameux retour au naturel, à la simplicité et au peu cuit ne date donc pas d’hier !

Archéstrate, dans sa quête du naturel, a peu de chance de se faire entendre. Son apologie du peu cuit, surtout, a de quoi choquer les Grecs, la cuisson étant un impératif sanitaire. Car les Grecs ont également jeté les bases de la diététique, notre troisième indice de civilisation. Désormais, et ce jusqu’au 18e siècle, on mange en fonction de son tempérament, en prenant garde à l’équilibre des humeurs qui circulent dans notre corps. Et dans ces principes diététiques, la digestion, qui est associée à une cuisson, commence en cuisine. D’où l’importance de bien cuire les aliments.

Pierre Leclercq
Octobre 2012

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Pierre Leclercq est historien de la gastronomie, collaborateur de l'ULg. Ses recherches doctorales portent sur la gastronomie au temps de Lancelot de Casteau. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.