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Les littératures selon Nicolas Ancion

08 octobre 2012
Les littératures selon Nicolas Ancion

Avec La Cravate de Simenon, bref roman paru dans une collection vouée à l’apprentissage du français, Nicolas Ancion explore de nouvelles facettes de son écriture.

cravatesimenonjpgTous les écrivains, certes, sont inclassables. Il suffit de s’intéresser à l’un de ceux que l’histoire littéraire range sagement dans un mouvement précis pour s’apercevoir que ses commentateurs, immanquablement, le considèrent comme un cas à part, qui échappe au mouvement en question. Il en va ainsi des surréalistes : les spécialistes d’Éluard jugeront que celui-ci est assurément marginal et atypique au sein de la célèbre avant-garde. Les exégètes de Desnos en diront tout autant, ainsi que ceux d’Aragon, d’Artaud, de Péret, de Soupault et même de Breton. Finalement, à force d’enlever un à un les pétales de la grande rose surréaliste, il ne reste plus que des épines uniques qui s’éparpillent dans les champs bleutés de la littérature (biffer les métaphores inutiles). Donc, une fois pour toutes : tous les écrivains sont inclassables. Mais il semblerait que certains le soient plus que d’autres. Nicolas Ancion fait partie des auteurs dont l’image est vraiment difficile à fixer, tant ce touche-à-tout change de texte en texte, passant de la littérature pour la jeunesse à la littérature pour adulte, de la poésie au théâtre, de la chronique à la critique, du roman à la nouvelle en passant par le texte illustré, du livre à la salle de spectacle, du blog au site interactif, du livre électronique gratuit à son homologue payant, d’un éditeur papier à un autre, voyageant librement à travers l’espace francophone. Et surtout : son écriture et ses centres d’intérêt évoluent au gré de son inspiration, des circonstances, de l’évolution de la littérature, de l’actualité politique et sociale ou des mœurs du temps.

Le Protée de la littérature belge

Une façon de mesurer la mobilité de Nicolas Ancion est de noter les noms des écrivains belges qui ont été évoqués au sujet de ce Protée de notre littérature : Eugène Savitzkaya, Henri Michaux, André Baillon, Paul Émond, Jacques Sternberg et même Jacques Brel. A-t-on évoqué Willy Vandersteen ? On aurait pu : pour donner une idée de l’imagination débordante de Nicolas Ancion, l’auteur de Bob et Bobette s’avérerait utile, même si le Liégeois écrit beaucoup mieux que ne dessinait l’intarissable Anversois ! Le livre dont je vais vous toucher un mot fait lui-même appel à un autre intertexte belge, présent dès son titre : La Cravate de Simenon.

Simenon : voilà une référence que l’on n’attendait peut-être pas, tant a priori le père de Maigret semble aux antipodes de l’auteur de L’Homme qui valait 35 milliards. Et pourtant, d’un certain point de vue, on aurait pu relever çà et là certains indices biographiques propres à nous mettre sur la voie. Comme Simenon, Ancion est un Liégeois qui a quitté Liège pour vivre en différents coins du monde sans pour autant parvenir à oublier sa ville natale. La dédicace de La Cravate l’indique explicitement : « Pour Axelle, Lucie et Joseph, qui ont quitté Liège en même temps que moi mais ne l’oublieront jamais non plus. » Ensuite, Nicolas Ancion a, il y a peu, réédité un exploit que Simenon a bien failli être le premier à réaliser. On se souvient de la fameuse cage de verre dans laquelle, en 1927, le futur père de Maigret avait accepté de s’enfermer le temps d’écrire un roman sous les yeux du public : l’annonce de l’événement avait fait un tel scandale que le projet avait tourné court. En 2010, sans que cela produise le moindre esclandre, Nicolas Ancion a écrit en vingt-quatre heures un polar intitulé Une très petite surface lors de la Foire du livre de Bruxelles, au vu et au su de toute la planète : chacun pouvait suivre la progression du récit sur Internet1.

Mais, au delà de l’anecdote autobiographique, peut-on rapprocher les écrits de Nicolas Ancion de ceux de Simenon ? Tous ses écrits, probablement pas. Mais La Cravate de Simenon, peut-être bien. Ce roman ne se contente pas d’évoquer un objet ayant appartenu au père de Maigret et quelques éléments de sa vie, il se rapproche de l’efficacité du style et de la force de la narration simenoniennes. Nicolas Ancion fait preuve, en effet, de sobriété stylistique dans ce court roman. Et il tresse avec une remarquable habilité trois fils narratifs : celui du désir d’écrire du narrateur, celui de la maladie de son père et celui d’un objet fétiche, censé porter chance et ayant soi-disant appartenu à un grand homme : la cravate de Simenon. Les trois fils se croisent et se rencontrent en fin de récit avec naturel.

L’histoire en elle-même, centrée sur les liens familiaux, n’est pas non plus tout à fait étrangère à Simenon, qui s’intéressait souvent à ceux-ci. Enfin, alors que Nicolas Ancion est connu pour user des mille et une ressources de l’humour, il se montre plus discret à cet égard dans ce dernier roman. Et l’on sait que l’on est rarement pris d’un fou rire en lisant Simenon.

En revanche, la tonalité de La Cravate de Simenon n’a rien à voir avec la fameuse atmosphère simenonienne. Le roman est grave, puisqu’il traite de la maladie et, indirectement, de la mort du père, mais il n’est ni gris ni amer. Il est empreint d’une forme de douceur qui ne se rencontre guère, chez Simenon, que dans Le Petit Saint.

Cette douceur me paraît nouvelle au sein de l’œuvre de Nicolas Ancion, qui a laissé de côté ici la joyeuse férocité caractérisant nombre de ses textes.




1 Le roman est disponible gratuitement sur Internet.

Français langue étrangère

Mais peut-être, en comparant Ancion avec Simenon, suis-je en train de tomber dans le piège que m’a tendu le texte en plaçant le nom du père de Maigret dans son titre. Toute lecture, c’est bien connu, est toujours orientée avant même de débuter. La maison d’édition, la taille du livre, son prix, une préface éventuelle, la réputation de l’auteur, un article de critique, le genre littéraire, etc. : tous ces éléments conditionnent la manière d’aborder un roman. Dans Seuils, Gérard Genette emploie à cet égard le terme « paratexte » pour désigner tous les signes, linguistiques ou non linguistiques, qui accompagnent un texte de près ou de loin, distinguant le péritexte, c’est-à-dire les éléments du paratexte qui font partie du livre (par exemple sa couverture), de l’épitexte, c’est-à-dire les messages extérieurs (par exemple un interview). Le péritexte de La Cravate de Simenon a ceci de particulier que la collection qui l’accueille, « Monde en VF », s’adresse à des élèves apprenant le français – et à leurs professeurs. Et non à vous et moi. Cela se marque notamment par des notes en bas de page qui traduisent les mots difficiles pour un non-francophone, comme « fêlure », « poigne » ou « prédécesseur ».

Nicolas Ancion n’est pas le premier écrivain à répondre à ce genre de demande éditoriale : Djinn d’Alain Robbe-Grillet a connu une genèse du même ordre. La conception même de ce roman (l’un des plus jouissifs de Robbe-Grillet) a été conditionnée par ces circonstances inhabituelles. Aussi peut-on, à bon droit, supposer que la sobriété stylistique de La Cravate de Simenon est due aux exigences, implicites ou explicites, de cette collection – et non à l’influence de Simenon. Ou se demander si l’écrivain ne s’est pas spontanément adapté à ce public particulier. Ou encore se poser la question suivante : peut-être Nicolas Ancion s’est-il rapproché de Simenon en fonction de la définition de son lectorat ? À moins qu’il ne s’agisse d’un pur effet de lecture : influencé par le patronyme frappant de Simenon et par le péritexte de la collection, j’aurais induit cette sobriété stylistique dans ma façon de parcourir les mots sur la page et de m’approprier l’histoire touchante qui m’était racontée. Au fond, peu importe : cela ne change rien à la réussite de ce bref roman doucement noir et habilement construit.

Une image de la littérature

NicolasAncionEncore un mot : le narrateur, comme Nicolas Ancion, écrit depuis l’enfance. Et comme Simenon, il commence par des romans d’aventure. Il nous est loisible d’y voir une mise en abyme. Mais celle-ci n’est pas habituelle, dans la mesure où l’écrivain décrit ne ressemble ni à l’écrivain écrivant (Nicolas Ancion), ni à l’écrivain de référence (Georges Simenon). En effet, les propos qu’il tient au sujet de la littérature l’éloignent de l’un comme de l’autre, dans la mesure où ils renvoient une image à la fois asociale et péjorative de l’acte d’écrire. Ainsi déclare-t-il :

« Je venais de découvrir le bonheur de mentir. Je voulais devenir écrivain. » (p. 35)

« Je crois que si j’avais pris le temps de m’asseoir au bureau, j’aurais écrit de la poésie, c’est dire à quel point il fallait que je m’abstienne. » (p. 43)

« […] le bon type, celui qui a autre chose en tête que d’écrire des romans. Parce que c’est cela qui me tenait à distance du monde. » (p. 52)

Va pour la première remarque : la fiction, quelle qu’elle soit, peut en effet être définie comme un mensonge. Il en va ainsi pour tous les écrivains du monde, voire pour tous les artistes. L’on se souvient que Savitzkaya a intitulé Mentir son premier roman et que, très paradoxalement, Picasso définissait l’art comme un mensonge qui dit la vérité.

La seconde assertion nous permet de distinguer le narrateur et l’écrivain, puisque celui-ci, même s’il est parfois sévère avec la poésie contemporaine, en écrit lui-même. Quant à la troisième citation, elle accentue la différence entre auteur et personnage. Il ne me semble pas que l’écriture de Nicolas Ancion le tienne à l’écart du monde, car, même s’il y entre souvent une grande part de fantaisie et d’imaginaire, celle-ci ne produit aucun exotisme, comme si elle était ancrée dans l’ici et dans le maintenant. La littérature serait plutôt, dans son cas, une fenêtre sur le monde. Une fenêtre à travers laquelle nous voyons le monde différemment sans doute, mais qui nous force à le voir : il ne s’agit pas d’aimables distractions. Paradoxalement, dans ce roman plus réaliste que de nombreux autres, Nicolas Ancion campe donc un narrateur qui fuit la réalité à travers l’écriture. Peut-être est-ce l’une des leçons du texte. Si toute littérature n’est pas bonne à écrire, il faut passer par la littérature pour s’en rendre compte. Si certains livres nous éloignent de la vie comme elle va, d’autres sont là pour nous la rendre, telle qu’en elle-même et transfigurée par la lumière des mots.

Laurent Demoulin
Octobre 2012

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.

 

 

La joyeuse bande du « Mensuel » adapte pour la scène le roman à succès du liégeois Nicolas Ancion, L'homme qui valait 35 milliards.

Cet homme, c'est Lakshmi Mittal, patron du plus grand groupe sidérurgique mondial, dont l’auteur imagine l'enlèvement à Liège par une bande de pieds nickelés emmenés par un artiste en mal de reconnaissance et un ouvrier désespéré de la sidérurgie. De ce roman polymorphe, faux thriller politico-social dont le véritable personnage central est la ville de Liège, le Collectif Mensuel livre une relecture percutante, multipliant les formes théâtrales et installant un dialogue permanent entre le jeu des acteurs, la création vidéo et la musique live pour mieux en faire ressortir le ravageur humour, l'incroyable justesse de ton et la...  terrifiante actualité.

du 09/10/2012 au 03/11/2012

au MAMAC

Plus d'informations sur le site du Théâtre de la Place



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