Les littératures selon Nicolas Ancion

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Mais peut-être, en comparant Ancion avec Simenon, suis-je en train de tomber dans le piège que m’a tendu le texte en plaçant le nom du père de Maigret dans son titre. Toute lecture, c’est bien connu, est toujours orientée avant même de débuter. La maison d’édition, la taille du livre, son prix, une préface éventuelle, la réputation de l’auteur, un article de critique, le genre littéraire, etc. : tous ces éléments conditionnent la manière d’aborder un roman. Dans Seuils, Gérard Genette emploie à cet égard le terme « paratexte » pour désigner tous les signes, linguistiques ou non linguistiques, qui accompagnent un texte de près ou de loin, distinguant le péritexte, c’est-à-dire les éléments du paratexte qui font partie du livre (par exemple sa couverture), de l’épitexte, c’est-à-dire les messages extérieurs (par exemple un interview). Le péritexte de La Cravate de Simenon a ceci de particulier que la collection qui l’accueille, « Monde en VF », s’adresse à des élèves apprenant le français – et à leurs professeurs. Et non à vous et moi. Cela se marque notamment par des notes en bas de page qui traduisent les mots difficiles pour un non-francophone, comme « fêlure », « poigne » ou « prédécesseur ».

Nicolas Ancion n’est pas le premier écrivain à répondre à ce genre de demande éditoriale : Djinn d’Alain Robbe-Grillet a connu une genèse du même ordre. La conception même de ce roman (l’un des plus jouissifs de Robbe-Grillet) a été conditionnée par ces circonstances inhabituelles. Aussi peut-on, à bon droit, supposer que la sobriété stylistique de La Cravate de Simenon est due aux exigences, implicites ou explicites, de cette collection – et non à l’influence de Simenon. Ou se demander si l’écrivain ne s’est pas spontanément adapté à ce public particulier. Ou encore se poser la question suivante : peut-être Nicolas Ancion s’est-il rapproché de Simenon en fonction de la définition de son lectorat ? À moins qu’il ne s’agisse d’un pur effet de lecture : influencé par le patronyme frappant de Simenon et par le péritexte de la collection, j’aurais induit cette sobriété stylistique dans ma façon de parcourir les mots sur la page et de m’approprier l’histoire touchante qui m’était racontée. Au fond, peu importe : cela ne change rien à la réussite de ce bref roman doucement noir et habilement construit.

Une image de la littérature

NicolasAncionEncore un mot : le narrateur, comme Nicolas Ancion, écrit depuis l’enfance. Et comme Simenon, il commence par des romans d’aventure. Il nous est loisible d’y voir une mise en abyme. Mais celle-ci n’est pas habituelle, dans la mesure où l’écrivain décrit ne ressemble ni à l’écrivain écrivant (Nicolas Ancion), ni à l’écrivain de référence (Georges Simenon). En effet, les propos qu’il tient au sujet de la littérature l’éloignent de l’un comme de l’autre, dans la mesure où ils renvoient une image à la fois asociale et péjorative de l’acte d’écrire. Ainsi déclare-t-il :

« Je venais de découvrir le bonheur de mentir. Je voulais devenir écrivain. » (p. 35)

« Je crois que si j’avais pris le temps de m’asseoir au bureau, j’aurais écrit de la poésie, c’est dire à quel point il fallait que je m’abstienne. » (p. 43)

« […] le bon type, celui qui a autre chose en tête que d’écrire des romans. Parce que c’est cela qui me tenait à distance du monde. » (p. 52)

Va pour la première remarque : la fiction, quelle qu’elle soit, peut en effet être définie comme un mensonge. Il en va ainsi pour tous les écrivains du monde, voire pour tous les artistes. L’on se souvient que Savitzkaya a intitulé Mentir son premier roman et que, très paradoxalement, Picasso définissait l’art comme un mensonge qui dit la vérité.

La seconde assertion nous permet de distinguer le narrateur et l’écrivain, puisque celui-ci, même s’il est parfois sévère avec la poésie contemporaine, en écrit lui-même. Quant à la troisième citation, elle accentue la différence entre auteur et personnage. Il ne me semble pas que l’écriture de Nicolas Ancion le tienne à l’écart du monde, car, même s’il y entre souvent une grande part de fantaisie et d’imaginaire, celle-ci ne produit aucun exotisme, comme si elle était ancrée dans l’ici et dans le maintenant. La littérature serait plutôt, dans son cas, une fenêtre sur le monde. Une fenêtre à travers laquelle nous voyons le monde différemment sans doute, mais qui nous force à le voir : il ne s’agit pas d’aimables distractions. Paradoxalement, dans ce roman plus réaliste que de nombreux autres, Nicolas Ancion campe donc un narrateur qui fuit la réalité à travers l’écriture. Peut-être est-ce l’une des leçons du texte. Si toute littérature n’est pas bonne à écrire, il faut passer par la littérature pour s’en rendre compte. Si certains livres nous éloignent de la vie comme elle va, d’autres sont là pour nous la rendre, telle qu’en elle-même et transfigurée par la lumière des mots.

Laurent Demoulin
Octobre 2012

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Laurent Demoulin est docteur en Philosophie et lettres. Ses recherches portent sur le roman contemporain belge et français, ainsi que sur la poésie du 20e siècle.

 

 

La joyeuse bande du « Mensuel » adapte pour la scène le roman à succès du liégeois Nicolas Ancion, L'homme qui valait 35 milliards.

Cet homme, c'est Lakshmi Mittal, patron du plus grand groupe sidérurgique mondial, dont l’auteur imagine l'enlèvement à Liège par une bande de pieds nickelés emmenés par un artiste en mal de reconnaissance et un ouvrier désespéré de la sidérurgie. De ce roman polymorphe, faux thriller politico-social dont le véritable personnage central est la ville de Liège, le Collectif Mensuel livre une relecture percutante, multipliant les formes théâtrales et installant un dialogue permanent entre le jeu des acteurs, la création vidéo et la musique live pour mieux en faire ressortir le ravageur humour, l'incroyable justesse de ton et la...  terrifiante actualité.

du 09/10/2012 au 03/11/2012

au MAMAC

Plus d'informations sur le site du Théâtre de la Place


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