Les littératures selon Nicolas Ancion

Avec La Cravate de Simenon, bref roman paru dans une collection vouée à l’apprentissage du français, Nicolas Ancion explore de nouvelles facettes de son écriture.

cravatesimenonjpgTous les écrivains, certes, sont inclassables. Il suffit de s’intéresser à l’un de ceux que l’histoire littéraire range sagement dans un mouvement précis pour s’apercevoir que ses commentateurs, immanquablement, le considèrent comme un cas à part, qui échappe au mouvement en question. Il en va ainsi des surréalistes : les spécialistes d’Éluard jugeront que celui-ci est assurément marginal et atypique au sein de la célèbre avant-garde. Les exégètes de Desnos en diront tout autant, ainsi que ceux d’Aragon, d’Artaud, de Péret, de Soupault et même de Breton. Finalement, à force d’enlever un à un les pétales de la grande rose surréaliste, il ne reste plus que des épines uniques qui s’éparpillent dans les champs bleutés de la littérature (biffer les métaphores inutiles). Donc, une fois pour toutes : tous les écrivains sont inclassables. Mais il semblerait que certains le soient plus que d’autres. Nicolas Ancion fait partie des auteurs dont l’image est vraiment difficile à fixer, tant ce touche-à-tout change de texte en texte, passant de la littérature pour la jeunesse à la littérature pour adulte, de la poésie au théâtre, de la chronique à la critique, du roman à la nouvelle en passant par le texte illustré, du livre à la salle de spectacle, du blog au site interactif, du livre électronique gratuit à son homologue payant, d’un éditeur papier à un autre, voyageant librement à travers l’espace francophone. Et surtout : son écriture et ses centres d’intérêt évoluent au gré de son inspiration, des circonstances, de l’évolution de la littérature, de l’actualité politique et sociale ou des mœurs du temps.

Le Protée de la littérature belge

Une façon de mesurer la mobilité de Nicolas Ancion est de noter les noms des écrivains belges qui ont été évoqués au sujet de ce Protée de notre littérature : Eugène Savitzkaya, Henri Michaux, André Baillon, Paul Émond, Jacques Sternberg et même Jacques Brel. A-t-on évoqué Willy Vandersteen ? On aurait pu : pour donner une idée de l’imagination débordante de Nicolas Ancion, l’auteur de Bob et Bobette s’avérerait utile, même si le Liégeois écrit beaucoup mieux que ne dessinait l’intarissable Anversois ! Le livre dont je vais vous toucher un mot fait lui-même appel à un autre intertexte belge, présent dès son titre : La Cravate de Simenon.

Simenon : voilà une référence que l’on n’attendait peut-être pas, tant a priori le père de Maigret semble aux antipodes de l’auteur de L’Homme qui valait 35 milliards. Et pourtant, d’un certain point de vue, on aurait pu relever çà et là certains indices biographiques propres à nous mettre sur la voie. Comme Simenon, Ancion est un Liégeois qui a quitté Liège pour vivre en différents coins du monde sans pour autant parvenir à oublier sa ville natale. La dédicace de La Cravate l’indique explicitement : « Pour Axelle, Lucie et Joseph, qui ont quitté Liège en même temps que moi mais ne l’oublieront jamais non plus. » Ensuite, Nicolas Ancion a, il y a peu, réédité un exploit que Simenon a bien failli être le premier à réaliser. On se souvient de la fameuse cage de verre dans laquelle, en 1927, le futur père de Maigret avait accepté de s’enfermer le temps d’écrire un roman sous les yeux du public : l’annonce de l’événement avait fait un tel scandale que le projet avait tourné court. En 2010, sans que cela produise le moindre esclandre, Nicolas Ancion a écrit en vingt-quatre heures un polar intitulé Une très petite surface lors de la Foire du livre de Bruxelles, au vu et au su de toute la planète : chacun pouvait suivre la progression du récit sur Internet1.

Mais, au delà de l’anecdote autobiographique, peut-on rapprocher les écrits de Nicolas Ancion de ceux de Simenon ? Tous ses écrits, probablement pas. Mais La Cravate de Simenon, peut-être bien. Ce roman ne se contente pas d’évoquer un objet ayant appartenu au père de Maigret et quelques éléments de sa vie, il se rapproche de l’efficacité du style et de la force de la narration simenoniennes. Nicolas Ancion fait preuve, en effet, de sobriété stylistique dans ce court roman. Et il tresse avec une remarquable habilité trois fils narratifs : celui du désir d’écrire du narrateur, celui de la maladie de son père et celui d’un objet fétiche, censé porter chance et ayant soi-disant appartenu à un grand homme : la cravate de Simenon. Les trois fils se croisent et se rencontrent en fin de récit avec naturel.

L’histoire en elle-même, centrée sur les liens familiaux, n’est pas non plus tout à fait étrangère à Simenon, qui s’intéressait souvent à ceux-ci. Enfin, alors que Nicolas Ancion est connu pour user des mille et une ressources de l’humour, il se montre plus discret à cet égard dans ce dernier roman. Et l’on sait que l’on est rarement pris d’un fou rire en lisant Simenon.

En revanche, la tonalité de La Cravate de Simenon n’a rien à voir avec la fameuse atmosphère simenonienne. Le roman est grave, puisqu’il traite de la maladie et, indirectement, de la mort du père, mais il n’est ni gris ni amer. Il est empreint d’une forme de douceur qui ne se rencontre guère, chez Simenon, que dans Le Petit Saint.

Cette douceur me paraît nouvelle au sein de l’œuvre de Nicolas Ancion, qui a laissé de côté ici la joyeuse férocité caractérisant nombre de ses textes.




1 Le roman est disponible gratuitement sur Internet.

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