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Petite histoire du space rock et autres rituels musicaux de l’espace

30 août 2012
Petite histoire du space rock et autres rituels musicaux de l’espace

Pour le grand public, le space rock est avant tout associé au mouvement hippie et aux expressions les plus outrancières du psychédélisme anglo-saxon. Et pourtant, ce sous-genre relativement méconnu a produit quelques-unes des pages les plus mémorables et les plus singulières de l’histoire de la musique populaire de la seconde moitié du siècle dernier.

Les origines

L’histoire du space rock débute avec le très incantatoire « Astronomy Domine » de Pink Floyd, morceau composé au printemps 1967 par Syd Barrett pour l’album The Piper at the Gates of Dawn. Le passage le plus mémorable de ce titre est incontestablement une descente chromatique de huit notes soulignées par les ululements de Barrett et évoquant une chute flottante dans la froideur du vide intersidéral, celle qui menace Dan Dare, personnage de bande dessinée du même nom connu pour avoir été le premier pilote terrien de l'Interplanet Space Fleet ! Quelques mois plus tard « Astronomy Domine » nourrira la période psychédélique des Rolling Stones (on songe à « 2000 Light Years from Home », sur l’album Their Satanic Majesties Request). La même année, « Third Stone from the Sun » de Jimi Hendrix apparaît sur Are You Experienced. Hendrix était à l’époque un grand fan de Star Trek, et les effets sonores (produits en grande partie par la Stratocaster saturée du guitariste) rendaient hommage à la célébrissime série télévisée. The Piper At The Gates Of Dawnareyouexperienced

 

Space Oddity

spaceoddityIl faudra attendre 1969 pour que le voyage musical spatial atteigne un large public parmi les amateurs de rock. Le « Space Oddity » de David Bowie, sort, de manière aussi opportune qu’opportuniste, en version single le 11 juillet 1969, soit neuf jours avant l’alunissage de Neil Armstrong. Il met en scène Major Tom, naufragé de l’espace dont la dérive n’est pas sans rappeler le destin tragique de Frank Poole, l’astronaute du 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968). Si les bruitages traditionnels du space opera ne sont pas absents du titre, c’est avant tout l’usage du mellotron, des glissandos de guitare et du stylophone qui lui confèrent une qualité éthérée et envoûtante. Si ce morceau est rapidement devenu un classique incontournable du répertoire de Bowie, son succès ne fut pas immédiat et il fut même banni par de nombreuses chaînes radio étasuniennes en raison de sa critique acerbe du commercialisme entourant le programme spatial américain :

This is ground control to Major Tom, you've really made the grade
And the papers want to know whose shirts you wear
Now it's time to leave the capsule if you dare

 

sunraSpace is the Place : la parenthèse du jazz saturnien

Si Pink Floyd et Bowie figurent incontestablement parmi les pionniers du space rock, le « jazz cosmique » de Sun Ra a anticipé leurs efforts d’une bonne décennie (son premier album officiel, Sun Song, date de 1956) en s’éloignant progressivement des modèles du big-band swing et en proposant un spectacle total dont l’expression la plus saisissante est peut-être Space is the Place (1971), film musical dans lequel l’artiste, costumé en prince égyptien futuriste, rejoint la Terre dans l’espoir de sauver la race afro-américaine (Sun Ra et ses musiciens étaient surveillés de près par le FBI pour avoir squatté une maison appartenant aux Black Panthers). Le film est aussi basé sur une lecture personnelle du Livre d’Urantia, qui inspirera à son tour Licht, le cycle d’opéras de Karlheinz Stockhausen, autre représentant majeur de la « musique des sphères ».

Psychédélisme et harmonie des sphères

En 1972, le Space Ritual de Hawkwind (fondé par Dave Brock en 1967) ira plus loin que quiconque dans la recherche du spectacle total du rock spatial, à grand renfort de danseurs, de stroboscopes, de fumigènes, de mimes, de danseuses nues, de cracheurs de feu et de light shows sophistiqués concoctés par Liquid Len, qui travaillera plus tard pour les Rolling Stones et Marylin Manson. Quant aux instruments, aux amplis et aux musiciens eux-mêmes, ils sont disposés sur la scène à des endroits correspondant à des sphères d’influence des planètes, reflétant ainsi – si l’on s’en réfère au livret du CD – le concept pythagoricien de l’harmonie des sphères, selon lequel les distances entre les planètes correspondent aux intervalles musicaux. Cet espace ordonné est souvent mis à mal par l’emploi de dissonances, d’une part, et par le seul volume sonore généré par le groupe, d’autre part. À l’époque, le son de Hawkwind est caractérisé par de puissants riffs répétitifs à la guitare électrique (on tourne généralement sur 3 ou 4 accords pendant près d’une dizaine de minutes), renforcés par la basse épaisse et profonde de Lemmy (futur Motörhead) et les bruitages électroniques produits par les synthés et audio generators de Dik Mik et Del Dettmar. Mais ce sont avant tout les improvisations de Nik Turner au saxophone qui distinguent Hawkwind des nombreux groupes psychédéliques du début des années 70 : grâce à l’apport de Turner, qui combine les fulgurances du free jazz et les cadences effrénées du rock psychédélique, Hawkwind apparaît comme le chaînon manquant entre Pink Floyd et Ornette Coleman. 

Quant aux textes, ils sont souvent empreints d’un pessimisme apocalyptique, comme en témoigne « The Black Corridor » de Michael Moorcock (l’écrivain londonien était à l’époque un membre à temps partiel du groupe), qui exprime l’angoisse du vide intersidéral d’un observateur confronté la vacuité et l’indifférence cosmique :

Space is infinite.
It is dark.
Space is neutral.
It is cold.

Stars occupy minute areas of space.
They are clustered a few billion here.
A few billion there.
As if seeking consolation in numbers.
Space does not care.

Space does not threaten.
Space does not comfort.
It does not sleep; it does not wake;
it does not dream; it does not hope;
it does not fear; it does not love; it does not hate;
it does not encourage any of these qualities.
Space cannot be measured.
It cannot be angered, it cannot be placated.
It cannot be summed up.
Space is there.
Space is not large and it is not small.
It does not live and it does not die.
It does not offer truth and neither does it lie.
Space is a remorseless, senseless, impersonal fact.
Space is the absence of time and of matter


À l’époque, Aleister Crowley et Wilhelm Reich (qui leur inspire la chanson « Orgone Accumulator ») figurent parmi les maîtres à penser de Hawkwind. Leur influence, conjuguée à celle des substances illicites absorbées par le groupe et ses fans, transforme la scène en un espace dionysiaque, mettant autant l’accent sur le voyage intérieur et les sensations procurées par le trip psychédélique en soi que sur les galaxies lointaines (un titre du Space Ritual est consacré au roman de space opera bouddhiste Lord of Light de Roger Zelazny). Cette tendance est également développée par leurs fréquentations littéraires et, en particulier, par la sf « New Wave » britannique, représentée par Moorcock, J.G. Ballard, Bob Calvert ou encore Norman Spinrad. Les relations entretenues entre musique et littérature au sein du collectif sont d’ailleurs si étroites que, par un étrange effet de retour, des romans signés Moorcock et Michael Butterworth (The Time of the Hawklords, 1976 ; Queens of Deliria, 1977) apparaissent bientôt, mettant en scène les musiciens de Hawkwind en tant que personnages fictifs dans des scénarios de space fantasy.

Cosmi-comiques : l’invasion des théières volantes

gongPlus près de nos contrées (si l’on peut dire), la trilogie Radio Gnome de Gong (1973-74), collectif franco-britannique fondé dès 1967, apporte une touche de fraîcheur et d’humour à la saga des rockeurs de l’espace. Issues de l’esprit fantasque de Daevid Allen (ex Soft Machine), et situées aux antipodes des envolées apocalyptiques de Hawkwind, les aventures dadaïstes de Zero the Hero, des Pothead Pixies (habitants de la planète Gong circulant sur des théières volantes) et autres Octave Doctors sont au space rock ce que Lewis Carroll est à la littérature :

Down the Oily Way you slide
Through the inner space you ride
Lots and lots of Pot-Head Pixies
Ridin' round in Teapot Taxies
On the Planet Gong they say
If everything goes wrong today
Fill your Teapot up with tea
Come and take a ride with me
Down the oily way...

L’héritage des space warriors

system7

shatner

 

 

Si certains des groupes cités plus haut (Gong, Hawkwind, …) sont encore en activité, les influences musicales et thématiques du space rock continuent à se faire entendre chez Muse, The Mars Volta, Monster Magnet, Animal Collective, 120 Days, ou encore Radiohead – autant de groupes pouvant être qualifiés de néo-progressifs ou néo-psychédéliques – sans parler d’autres courants tels que la transe et la musique ambient. The Orb, pionnier du genre pendant les années 80, a d’ailleurs collaboré avec David Gilmour et compté parmi ses membres un certain Steve Hillage, guitariste de Gong de 1973 à 1975, avant de fonder son propre groupe, de produire des artistes aussi divers que Rachid Taha, Cock Robin, Simple Minds ou Valérie Lagrange, et de se consacrer à la musique électronique. System 7, fondé par Hillage et son épouse Miquette Giraudy – ex-Gong, elle aussi – et actif depuis 1991, est un des premiers et un des rares groupes d’electronica (l’espace nous manque pour tenter de définir les différents sous-genres et étiquettes de la musique électronique du dernier quart de siècle) à faire usage de « vrais » instruments sur scène (la guitare électrique, en l’occurrence), ouvrant ainsi la voie aux expériences hybrides d’un Thomas Jenkinson (aka Squarepusher). Enfin, l’influence de Hawkwind sur la musique punk (pourtant souvent considérée comme étant à des milliers d’années lumière du mouvement hippie) n’est pas négligeable : John Lydon, énorme fan du groupe, une fois libéré de l’emprise de son ancien manager Malcolm McLaren (lequel lui interdisait de manifester publiquement son intérêt pour la bande à Dave Brock, de peur de détériorer l’image contestataire de l’esthétique et de l’idéologie punk) a régulièrement joué sur scène leur « Silver Machine » au cours des tournées suivant la réunion des Sex Pistols au début des années nonante. 

À noter qu’un des plus étonnants rebondissements de cette saga nous a été livré l’an dernier par l’octogénaire William Shatner, capitaine retraité de la Starship Enterprise, dont le double CD Seeking Major Tom, reprend des classiques du genre dont le « Space Oddity » de Bowie et le « Silver Machine » de Hawkwind, avec la collaboration de Steve Hillage, ancien guitariste de Gong  – la boucle est bouclée…

Michel Delville
Août 2012

crayongris2Michel Delville enseigne la littérature comparée et la littérature américaine à l'ULg. Il est également musicien, fondateur, entre autres, du collectif electro-jazz The Wrong Object.

Voir aussi son Parcours chercheur sur Reflexions


 

Liens utiles :
 
http://www.youtube.com/watch?v=ts-2lg5fpQ4 (Pink Floyd, “Astronomy Domine”)
http://www.youtube.com/watch?v=D67kmFzSh_o (David Bowie, “Space Oddity”)
http://www.youtube.com/watch?v=JzAldD6t-ps&feature=related (Hawkwind’s Space Ritual)
http://www.youtube.com/watch?v=LOWoVLBDxR0 (The Orb, Live 1993)
http://www.youtube.com/watch?v=cdIa9oFkye4 (Sex Pistols, “Silver Machine”, Live 2008)
http://www.youtube.com/watch?v=WuFEPinafb4 (System 7, Live 2012)
http://www.youtube.com/watch?v=X8sKhkczNtw William Shatner, “Silver Machine”, 2012)


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